…Parfois, je lève la tête et regarde mon frère l'Océan avec amitié: il feint l'infini, mais je sais que lui aussi se heurte partout à ses limites, et voilà pourquoi, sans doute, tout ce tumulte, tout ce fracas.
Je fis encore une quinzaine de missions, mais il ne se passait rien.
Un jour, cependant, nous eûmes une sortie un peu plus mouvementée que d'habitude. A quelques minutes de l'objectif, alors que nous dansions entre les nuages des obus, j'entendis dans mes écouteurs une exclamation de mon pilote Arnaud Langer. Il y eut ensuite un moment de silence, puis sa voix annonça froidement:
– Je suis touché aux yeux. Je suis aveugle.
Sur le Boston, le pilote est séparé du navigateur et du mitrailleur par des plaques de blindage et, en l'air, nous ne pouvions rien les uns pour les autres. Et, au moment même où Arnaud m'annonçait sa blessure aux yeux, je recevais un violent coup de fouet au ventre. En une seconde, le sang colla mon pantalon et emplit mes mains. Fort heureusement, on venait de nous distribuer des casques d'acier pour nous protéger le chef. Les équipages anglais et américains mettaient naturellement les casques sur leurs têtes, mais les Français, à l'unanimité, s'en servaient pour couvrir une partie de leur individu qu'ils jugeaient beaucoup plus précieuse. Je soulevai rapidement le casque et m'assurai que l'essentiel était sain et sauf. Mon soulagement fut tel que la gravité de notre situation ne m'impressionna pas particulièrement. J'ai toujours eu, dans la vie, un certain sens de ce qui est important et de ce qui ne l'est pas. Ayant poussé un soupir de soulagement, je fis le point. Le mitrailleur, Bauden, n'était pas touché, mais le pilote était aveugle; nous étions encore en formation et j'étais le navigateur de tête, c'est-à-dire que la responsabilité du bombardement collectif reposait sur moi. Nous n'étions plus qu'à quelques minutes de l'objectif et il me parut que le plus simple était de continuer en ligne droite, nous débarrasser de nos bombes sur la cible et examiner ensuite la situation, s'il y en avait encore une. C'est ce que nous fîmes, non sans avoir été touchés encore à deux reprises. Cette fois, ce fut mon dos qui fut visité et quand je dis mon dos, je suis poli. Je pus tout de même lâcher mes bombes sur l'objectif avec la satisfaction de quelqu'un qui fait une bonne action. Nous continuâmes un instant tout droit devant nous, puis nous commençâmes à diriger Arnaud à la voix, nous écartant de la formation, dont le commandement passa à l'équipage d'Allegret. J'avais perdu pas mal de sang et la vue de mon pantalon gluant me donnait mal au cœur. Un des deux moteurs ne donnait plus. Le pilote essayait d'arracher un à un les éclats de ses yeux. En tirant sur ses paupières avec les doigts, il parvenait à voir le contour de sa main, ce qui semblait indiquer que le nerf optique n'était pas touché. Nous avions pris la décision de sauter en parachute dès que l'avion couperait la côte anglaise, mais Arnaud constata que son toit coulissant avait été endommagé par les obus et ne s'ouvrait pas. Il ne pouvait être question de laisser le pilote aveugle seul à bord; nous dûmes donc demeurer avec lui et tenter l'atterrissage, en le dirigeant à la voix. Nos efforts ne furent pas très efficaces et nous manquâmes le terrain à deux reprises. Je me souviens que la troisième fois, alors que la terre dansait autour de nous et que je me tenais dans ma cage de verre, dans le nez de l'avion, avec la sensation de l'omelette qui va sortir de l'œuf, j'entendis la voix d'Arnaud, devenue soudain une voix d'enfant, crier dans mes écouteurs «Jésus-Marie protège-moi!», et je fus attristé et assez vexé qu'il priât ainsi uniquement pour lui-même et qu'il oubliât les copains. Je me souviens aussi qu'au moment où l'avion faillit percuter dans le sol, je souris – et ce sourire fut sans doute une de mes créations littéraires les plus longuement préméditées. Je la mentionne ici dans l'espoir qu'elle figurera dans mes œuvres complètes.
Je crois que ce fut la première fois dans l'histoire de la R.A.F. qu'un pilote aux trois quarts aveugle parvint à ramener son appareil au terrain. Le compte rendu de la R.A.F. indiquait seulement que «pendant l'atterrissage le pilote était parvenu à desserrer d'une main les paupières, malgré les éclats dont elles étaient criblées». Cet exploit valut à Arnaud Langer la Distinguished Flying Cross britannique à titre immédiat. Il devait retrouver la vue complètement; ses paupières avaient été clouées aux globes des yeux par des éclats de plexiglass, mais le nerf optique était intact. Il devint pilote d'Air-Transport après la guerre. En juin 1955, alors qu'il s'apprêtait à prendre son terrain à Fort-Lamy, précédant de quelques secondes une tornade tropicale qui avançait sur la ville, les témoins virent la foudre sortir comme un poing des nuages et frapper l'avion au poste de pilotage. Arnaud Langer fut tué instantanément. Il a fallu ce coup bas du destin pour lui faire lâcher les commandes.
Je fus placé à l'hôpital où le bulletin définit ma blessure comme «plaie perforante de l'abdomen». Mais rien d'essentiel n'était touché et la plaie se cicatrisa vite. Ce qui était par contre beaucoup plus ennuyeux, c'est qu'au cours des divers examens l'état pas très heureux de mes organes devint apparent et le médecin-chef fit un rapport demandant ma radiation du personnel navigant. Entre-temps, je quittai l'hôpital et, grâce à l'amitié de tout le monde, je pus faire rapidement encore quelques missions. Et c'est là que se situe l'événement le plus merveilleux de ma vie, auquel aujourd'hui encore je n'arrive pas à croire tout à fait.
Quelques jours auparavant, j'avais été convoqué à la B.B.C. avec Arnaud Langer et interviewé longuement sur notre mission. Je connaissais les besoins de la propagande, la soif du public français, avide de nouvelles de ses aviateurs, et je n'y fis pas trop attention. Je fus cependant assez étonné de voir L’Evening Standard publier le lendemain un article sur notre «exploit».
Je retournai ensuite à la base d'Hartford Bridge. Je me trouvais au mess lorsqu'un planton me remit un télégramme. Je jetai un coup d'œil à la signature: Charles de Gaulle.
Je venais de recevoir la Croix de la Libération. Je ne sais s'il reste encore quelqu'un pour comprendre ce que ce ruban vert et noir voulait dire alors pour nous. Les meilleurs de nos camarades morts au combat étaient presque seuls à l'avoir reçu. Aujourd'hui, je ne sais si le nombre de titulaires vivants ou morts se monte à plus de six cents. Je m'aperçois souvent, sans surprise, aux questions que l'on me pose, combien rares sont ceux qui savent ce qu'est la Croix de la Libération et ce que ce ruban signifie. Il est très bon qu'il en soit ainsi. Alors que tout, à peu près, a été oublié ou galvaudé, il est bon que l'ignorance préserve et mette à l'abri le souvenir, la fidélité et l'amitié.
Une sorte d'hébétude s'empara de moi. J'allais et venais, serrant les mains qui se tendaient vers moi, essayant presque de me justifier, de me défendre, car eux, mes camarades, savaient bien que je n'avais pas mérité un tel honneur. Mais je ne rencontrais que des mains fraternelles et des visages heureux.
Je veux, je tiens aujourd'hui encore, à m'expliquer là-dessus. En toute sincérité, je ne vois rien, dans mes pauvres efforts, qui aurait pu justifier une telle distinction. Ce que je pus faire, tenter, à peine esquisser, est ridicule, inexistant, nul, comparé à tout ce que ma mère attendait de moi, à tout ce qu'elle m'avait appris et raconté de mon pays.
La Croix de la Libération devait être épinglée sur ma poitrine quelques mois plus tard, sous l'Arc de Triomphe, par le général de Gaulle lui-même.
Je m'empressai, on le pense bien, de télégraphier en Suisse, pour que ma mère pût connaître la nouvelle, au moins par quelque discrète allusion. Pour plus de certitude, j'écrivis au Portugal, à un employé de l'Ambassade britannique, lui demandant de faire acheminer une lettre prudente à Nice, à la première occasion. Je pouvais enfin revenir à la maison la tête haute: mon livre avait donné à ma mère un peu de cette gloire artistique dont elle rêvait, et j'allais pouvoir lui remettre les plus hautes distinctions militaires françaises qu'elle avait si bien méritées.