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Je me levais alors silencieusement et allais me battre. Je n'ai jamais pu supporter la vue d'une créature en proie à ce que je ne peux décrire autrement que comme une sorte d'incompréhension lucide de sa condition. Je n'ai jamais pu tolérer le spectacle d'un être abandonné, homme ou bête et, dans ses attitudes, ma mère avait le don intolérable d'incarner tout ce qu'il peut y avoir de tragiquement muet dans les deux. Si bien qu'Agroff avait à peine fini de parler qu'il recevait une gifle, ce à quoi il répondit simplement: «Voyou. Ça ne m'étonne pas de la part du rejeton d'une saltimbanque et d'un aventurier.» C'est ainsi que je fus brusquement éclairé sur mes intéressantes origines, ce qui ne me fit du reste aucun effet, car je n'attachais nulle importance à ce que je pouvais bien être ou ne pas être d'une manière provisoire et transitoire, puisque je me savais promis à des sommets vertigineux, d'où j'allais faire pleuvoir sur ma mère mes lauriers, en guise de réparation. Car j'ai toujours su que je n'avais pas d'autre mission; que je n'existais, en quelque sorte, que par procuration; que la force mystérieuse mais juste qui préside au destin des hommes m'avait jeté dans le plateau de la balance pour rétablir l'équilibre d'une vie de sacrifices et d'abnégation. Je croyais à une logique secrète et souriante, dissimulée aux recoins les plus ténébreux de la vie. Je croyais à l'honorabilité du monde. Je ne pouvais voir le visage désemparé de ma mère sans sentir grandir dans ma poitrine une extraordinaire confiance dans mon destin. Aux heures les plus dures de la guerre, j'ai toujours fait face au danger avec un sentiment d'invincibilité. Rien ne pouvait m'arriver, puisque j'étais son happy end. Dans ce système de poids et mesures que l'homme cherche désespérément à imposer à l'univers, je me suis toujours vu comme sa victoire.

Cette conviction ne m'était pas venue toute seule. Sans doute ne faisait-elle que refléter la foi que ma mère, dès sa naissance, avait placée en celui qui était devenu sa seule raison de vivre et d'espérer. J'avais huit ans, je crois, lorsque la vision grandiose qu'elle avait de mon avenir donna lieu à une scène dont le comique et l'horreur sont demeurés à jamais présents dans ma mémoire.

CHAPITRE VI

Nous étions alors installés provisoirement à Wilno, en Pologne, «de passage», ainsi que ma mère aimait à le souligner, en attendant d'aller nous fixer en France, où je devais «grandir, étudier, devenir quelqu'un». Elle gagnait notre vie en façonnant, avec 1'aide d'une ouvrière, des chapeaux pour dames, dans notre appartement transformé en «grand salon de modes de Paris». Un jeu habile d'étiquettes falsifiées faisait croire aux clientes que les chapeaux étaient l'œuvre d'un couturier parisien célèbre de l'époque, Paul Poiret. Inlassablement, elle allait de maison en maison avec ses cartons, une femme encore jeune, aux grands yeux verts, au visage illuminé par une volonté maternelle indomptable et qu'aucun doute ne pouvait ni effleurer ni, encore moins, entamer. Je restais à la maison avec Aniela, qui nous avait suivis lors de notre départ de Moscou, un an auparavant. Nous étions alors dans une situation matérielle déplorable, les derniers «bijoux de famille» – les vrais, cette fois – avaient été depuis longtemps vendus, et il faisait terriblement froid, à Wilno, où la neige montait lentement du sol, le long des murs sales et gris. Les chapeaux se vendaient assez mal. Lorsque ma mère revenait de ses courses, le propriétaire de l'immeuble l'attendait parfois dans l'escalier, pour lui annoncer qu'il allait nous jeter dans la rue, si le loyer n'était pas payé dans les vingt-quatre heures. Le loyer, en général, était payé dans les vingt-quatre heures. Comment, je ne le saurai jamais. Tout ce que je sais, c'est que le loyer était toujours payé, le poêle allumé et ma mère m'embrassait et me regardait avec cette flamme de fierté et de triomphe dans les yeux dont je me souviens si bien. Nous étions alors vraiment au fond du trou- je ne dis pas de 1'«abîme», parce que j'ai appris, depuis, que l'abîme n'a pas de fond, et que nous pouvons tous y battre des records de profondeur sans jamais épuiser les possibilités de cette intéressante institution. Ma mère revenait de ses périples à travers la ville enneigée, posait ses cartons à chapeaux dans un coin, s'asseyait, allumait une cigarette et me regardait avec un sourire radieux.

– Qu'est-ce qu'il y a, maman?

– Rien. Viens m'embrasser.

J'allais l'embrasser. Ses joues sentaient le froid. Elle me tenait contre elle, fixant, par-dessus mon épaule, quelque chose de lointain, avec un air émerveillé. Puis elle disait:

– Tu seras ambassadeur de France.

Je ne savais pas du tout ce que c'était, mais j'étais d'accord. Je n'avais que huit ans, mais ma décision était déjà prise: tout ce que ma mère voulait, j'allais le lui donner.

– Bien, disais-je, nonchalamment.

Aniela, assise près du poêle, me regardait avec respect. Ma mère essuyait des larmes de bonheur. Elle me serrait dans ses bras.

– Tu auras une voiture automobile. Elle venait de parcourir la ville à pied, par dix degrés au-dessous de zéro.

– Il faut patienter un peu, voilà tout.

Le bois craquait dans le poêle de faïence. Dehors, la neige donnait au monde une étrange épaisseur et une dimension de silence, que la clochette d'un traîneau venait souligner parfois. Aniela, la tête penchée, était en train de coudre une étiquette «Paul Poiret, Paris» sur le dernier chapeau de la journée. Le visage de ma mère était à présent heureux et apaisé, sans trace de souci. Les marques de fatigue avaient elles-mêmes disparu; son regard errait dans un pays merveilleux et, malgré moi, je tournais la tête dans sa direction pour chercher à apercevoir cette terre de la justice rendue et des mères récompensées. Ma mère me parlait de la France comme d'autres mères parlent de Blanche-Neige et du Chat Botté et, malgré tous mes efforts, je n'ai jamais pu me débarrasser entièrement de cette image féerique d'une France de héros et de vertus exemplaires. Je suis probablement un des rares hommes au monde restés fidèles à un conte de nourrice.

Malheureusement, ma mère n'était pas femme à garder pour elle ce rêve consolant qui l'habitait. Tout, chez elle, était immédiatement extériorisé, proclamé, déclamé, claironné, projeté au-dehors, avec, en général, accompagnement de lave et de cendre.

Nous avions des voisins et ces voisins n'aimaient pas ma mère. La petite bourgeoisie de Wilno n'avait rien à envier à celle d'ailleurs, et les allées et venues de cette étrangère avec ses valises et ses cartons, jugées mystérieuses et louches, eurent vite fait d'être signalées à la police polonaise, très soupçonneuse, à cette époque, à l'égard des Russes réfugiés. Ma mère fut accusée de recel d'objets volés. Elle n'eut aucune peine à confondre ses détracteurs, mais la honte, le chagrin, l'indignation, comme toujours, chez elle, prirent une forme violemment agressive. Après avoir sangloté quelques heures, parmi ses chapeaux bouleversés – les chapeaux de femmes sont restés jusqu'à ce jour une de mes petites phobies – elle me prit par la main et, après m'avoir annoncé qu' «Ils ne savent pas à qui ils ont affaire», elle me traîna hors de l'appartement, dans l'escalier. Ce qui suivit fut pour moi un des moments les plus pénibles de mon existence – et j'en ai connu quelques-uns.