Au cours de cette première quinzaine, ma mère livra et perdit un combat épique pour la défense et l'illustration de la vieille argenterie russe. C'est à une véritable éducation des bijouteries et orfèvres de Nice qu'elle tenta de procéder. Je l'ai vue jouer, devant un brave Arménien de l'avenue de la Vic toire, qui devait devenir par la suite notre ami, une scène de véritable extase artistique devant la beauté, la rareté et la perfection du sucrier qu'elle tenait à la main, ne s'interrompant que pour entonner un chant dithyrambique en l'honneur du samovar, de la soupière et du moutardier. L'Arménien, les sourcils levés, son front illimité, libre de tout obstacle chevelu, plissé des mille rides de l'étonnement, suivait d'un regard médusé le mouvement que la louche décrivait dans les airs, que la salière exécutait, pour assurer ensuite ma mère de l'estime considérable dans laquelle il tenait l'article en question, sa légère réserve portant uniquement sur le prix, lequel lui paraissait dix ou douze fois plus élevé que la valeur courante de l'objet. Devant une telle ignorance, ma mère remettait son bien dans la valise et quittait la boutique sans un mot d'adieu. Elle n'eut guère plus de succès dans le magasin suivant, tenu, celui-là par un couple de bons Français bien nés, où, plaçant sous le nez du vieux monsieur le petjt samovar admirablement proportionné, elle évoqua, avec une éloquence virgilienne, l'image d'une belle famille française réunie autour du samovar familial, ce à quoi le charmant M. Sérusier, lequel devait par la suite employer ma mère souvent, lui confiant des objets à la commission, répondit, en hochant la tête, et en portant à ses yeux un pince-nez enrubanné qu'il ne mettait jamais tout à fait:
– Madame, le samovar n'a jamais pu s'acclimater sous nos latitudes – ce fut dit avec un tel air de regret navré que je crus presque voir le dernier troupeau de samovars mourant dans les profondeurs de quelque forêt française.
Lorsqu'un tel accueil courtois lui était fait, ma mère paraissait décontenancée – la courtoisie et la gentillesse la désarmaient immédiatement – elle ne disait plus rien, n'insistait plus, baissait les yeux et se mettait à envelopper silencieusement chaque objet dans du papier, avant de le remettre dans la valise – sauf le samovar, qui était trop volumineux, et que je devais transporter moi-même, en le tenant précieusement dans mes mains, marchant derrière elle, sous le regard curieux des passants.
Il ne nous restait que très peu d'argent et l'idée de ce qui allait arriver lorsqu'il n'en resterait plus du tout me rendait malade d'angoisse. La nuit venue, nous faisions, l'un et l'autre, semblant de dormir, mais je voyais pendant longtemps la pointe rouge de sa cigarette bouger dans le noir. Je la suivais du regard avec un désespoir affreux, aussi impuissant qu'un scarabée renversé. Encore aujourd'hui, je ne puis voir de la belle argenterie sans avoir envie de vomir.
Ce fut M. Sérusier qui nous tira d'affaire, le lendemain matin. En commerçant averti, il avait reconnu le talent certain de ma mère, lorsqu'il s'agissait de chanter aux acheteurs éventuels la beauté et la rareté de ses «objets de famille», et il crut pouvoir utiliser ce talent pour notre profit mutuel. J'imagine aussi que ce collectionneur averti avait été vivement frappé par la vue des deux spécimens vivants, mais assez rares, qu'il avait pu contempler dans son magasin, parmi tant d'autres curiosités. Sa gentillesse naturelle aidant, il avait décidé de nous donner un coup de main. Il nous avança de l'argent et bientôt ma mère commença à faire le tour des palaces de la Côte, offrant à la clientèle du Winter-Palace, de l'Hermitage et du Négresco, les «bijoux de famille» qu'elle avait emportés avec elle dans l'émigration, ou dont un grand duc russe de ses amis, à la suite de «certaines circonstances», était obligé de se séparer discrètement.
Nous étions sauvés, et sauvés par un Français – ce qui était d'autant plus encourageant que, la France comptant quarante millions d'habitants, tous les espoirs nous étaient permis.
D'autres commerçants lui confièrent également leurs objets et peu à peu, marchant inlassablement à travers la ville, ma mère put subvenir entièrement à nos besoins.
Quant à la fameuse argenterie, indignée par le prix dérisoire qu'on nous en offrait, ma mère renferma au fond du coffre, en remarquant que ce service de vingt-quatre couverts marqués de l'aigle impériale me serait un jour bien utile, lorsque j'aurais à «recevoir» – ce dernier mot était prononcé un peu solennellement, sur un mode mystérieux.
Peu à peu, ma mère étendit le champ de ses activités. Elle eut des vitrines d'articles de luxe dans les hôtels, agit comme intermédiaire dans la vente d'appartements et de terrains, eut une participation dans un taxi, détint vingt-cinq pour cent dans un camion faisant livraison de graines aux éleveurs de poulets de la région, prit un appartement plus grand dont elle sous-loua deux chambres, s'occupa d'une affaire de tricotage – bref, m'entoura de tous les soins. Ses plans, en ce qui me concernait, étaient arrêtés depuis longtemps. Le bachot, la naturalisation, une licence en droit, le service militaire – comme officier de cavalerie, cela allait de soi – les Sciences Politiques et l'entrée dans «la diplomatie». Lorsqu'elle prononçait ces mots, sa voix baissait respectueusement et un sourire timide et émerveillé apparaissait sur son visage. Pour parvenir à ce but – j'étais en troisième – il nous fallait, d'après les calculs souvent recommencés, une bagatelle de huit ou neuf ans, et ma mère se sentait de taille à tenir bon jusque-là. Elle reniflait avec satisfaction, en me regardant avec une admiration anticipée. Secrétaire d'ambassade, disait-elle à haute voix, comme pour mieux se pénétrer de ces mots merveilleux. Il n'y avait qu'à patienter un peu. J'avais déjà quatorze ans. On y était presque. Elle mettait son manteau gris, prenait sa valise, et je la voyais qui marchait énergiquement vers cet avenir brillant, la canne à la main. Elle marchait avec une canne, à présent.
J'étais, quant à moi, beaucoup plus réaliste. Je n'avais aucune intention de piétiner encore neuf ans – on ne sait jamais ce qui peut arriver. Je voulais accomplir pour elle mes prouesses sans attendre, immédiatement. Je tentai d'abord de devenir champion du monde junior de natation – je m'entraînais tous les jours à la «Grande Bleue», un établissement balnéaire aujourd'hui disparu – mais je ne parvins qu'à me classer onzième dans la traversée de la Baie des Anges – et, une fois de plus, je dus me rabattre vers la littérature, comme tant d'autres ratés. Les cahiers s'amoncelaient sur ma table, couverts de pseudonymes de plus en plus éloquents, de plus en plus superbes, de plus en plus désespérés et, dans mon désir de faire mouche d'un seul coup, de dérober le feu sacré sans tarder et d'en éclairer triomphalement le monde, je lisais les noms, nouveaux pour moi, sur la couverture des livres, Antoine de Saint-Exupéry, André Malraux, Paul Valéry, Mallarmé, Montherlant, Apollinaire, et comme ils me paraissaient briller à la devanture de tout l'éclat désirable, je me sentais dépossédé et m'irritais fort de n'avoir pas été le premier à m'en parer.
Je fis encore quelques efforts timides pour triompher sur mer, sur terre et dans les airs, je continuai à faire de la natation, de la course à pied et du saut en hauteur, mais ce fut seulement au ping-pong que je pus vraiment donner le meilleur de moi-même et ramener des lauriers à la maison. Ce fut la seule victoire que je pus offrir à ma mère et la médaille d'argent, gravée à mon nom et placée dans un écrin de velours violet, figura jusqu'à la fin à une place d'honneur sur sa table de chevet.
Je tâtai également du tennis, ayant reçu en cadeau une raquette des parents d'un ami. Mais il fallait payer, pour devenir membre du Club du Parc Impérial, une somme qui dépassait nos moyens. Ici se situe un épisode particulièrement pénible de ma vie de champion. Voyant que, faute d'argent, l'accès du Parc Impérial allait me demeurer interdit, ma mère fut prise d'une juste indignation. Elle écrasa sa cigarette dans une soucoupe et saisit sa canne et son manteau. Ça n'allait pas se passer comme ça. Je fus invité à prendre ma raquette et à accompagner ma mère au Club du Parc Impérial. Là, le secrétaire du Club fut sommé de comparaître devant nous et, les éclats de voix de ma mère faisant leur chemin, il le fit incontinent, suivi par le président du Club, lequel portait le nom admirable de Garibaldi, et qui accourut également. Ma mère, debout au milieu de la pièce, son chapeau légèrement de travers, brandissant sa canne, ne leur laissa rien ignorer de ce qu'elle pensait d'eux. Comment! Avec un peu d'entraînement, je pouvais devenir champion de France, défendre victorieusement contre l'étranger les couleurs de mon pays, et l'entrée des courts m'était interdite pour une pâle et vulgaire question d'argent! Tout ce que ma mère tenait à dire à ces messieurs, c'est qu'ils n'avaient pas à cœur les intérêts de la patrie – elle tenait à le proclamer hautement, en tant que mère d'un Français – je n'étais pas encore naturalisé; à cette époque, mais ce n'était évidemment là qu'un détail trivial – et elle exigeait qu'on m'admît séance tenante sur les courts du Club. Je n'avais tenu que trois ou quatre fois une raquette de tennis à la main, et l'idée que l'un de ces messieurs pût soudain m'inviter à aller sur le court et à montrer ce que je savais faire me faisait frémir. Mais les deux personnalités distinguées que nous avions devant nous étaient trop étonnées pour songer à mes talents sportifs. Ce fut, je crois, M. Garibaldi qui eut à ce moment-là une idée fatale, destinée, dans son esprit, à calmer ma mère, mais qui mena au contraire à une scène dont le souvenir m'emplit d'ahurissement encore aujourd'hui.
– Madame, dit-il, je vous prie de modérer votre voix. Sa Majesté le roi Gustave de Suède est à quelques pas d'ici, et je vous demande de ne pas faire de scandale.
Cette phrase eut sur ma mère un effet instantané. Un sourire à la fois naïf et émerveillé, que je connaissais si bien, commença à se dessiner sur ses lèvres et elle se rua en avant.
Un vieux monsieur était en train de prendre le thé sur la pelouse, sous un parasol blanc. Il portait un pantalon de flanelle blanche, un blazer bleu et noir, et un canotier, posé légèrement de travers sur la tête. Le roi Gustave V de Suède était un habitué de la Côte d'Azur et des courts de tennis, et son canotier célèbre apparaissait régulièrement en première page des journaux locaux.