J'ai toujours rêvé d'être ruiné par une femme moralement, physiquement et matériellement: ça doit être merveilleux de pouvoir faire tout de même quelque chose de sa vie. Je peux évidemment encore attraper la tuberculose, mais à mon âge, je ne crois plus que ça puisse encore être de cette façon-là. La nature a de ces limites. Quelque chose me dit, du reste, que les filles tziganes ni même les officiers de la Garde ne sont plus ce qu'ils étaient autrefois.
Après le spectacle, j'offrais mon bras à ma mère et nous allions nous asseoir sur la Promenade des Anglais. Les fauteuils étaient payants, là aussi, mais c'était un luxe que nous pouvions à présent nous offrir.
En choisissant bien son fauteuil, on pouvait se placer d'une telle façon que soit l'orchestre du Lido, soit celui du Casino, vous était accessible sans bourse délier. Généralement, ma mère emportait avec elle, discrètement dissimulés au fond de son sac, du pain noir et des concombres salés, notre gourmandise préférée. On pouvait donc voir, à cette époque, vers neuf heures du soir, contemplant la foule de flâneurs, sur la Promenade des Anglais, une dame distinguée aux cheveux blancs et un adolescent en blazer bleu, assis discrètement le dos contre la balustrade, en train de savourer des concombres salés à la russe avec du pain noir, sur une feuille de papier journal posée sur leurs genoux. C'était très bon. Ce n'était pas suffisant. Mariette avait éveillé en moi une faim qu'aucun concombre au monde, même le plus salé, ne pouvait plus apaiser. Mariette nous avait quittés il y avait déjà deux ans, mais son souvenir continuait à couler dans mon sang et à me tenir éveillé la nuit. J'ai conservé jusqu'à ce jour, pour cette bonne Française qui m'avait ouvert la porte d'un monde meilleur, une gratitude profonde. Trente ans se sont écoulés, mais je peux dire, avec plus de vérité que les Bourbons, que depuis, je n'ai rien appris, ni rien oublié. Que sa vieillesse soit heureuse et paisible, et qu'elle sache qu'elle avait vraiment fait pour le mieux avec ce que le bon Dieu lui avait donné. Je sens que je vais m'attendrir si je continue plus longtemps sur ce sujet, alors, je m'arrête.
Mais il y avait donc un bon moment que Mariette n'était plus là pour me tendre la main et me secourir. Mon sang s'indignait dans mes veines et frappait à la porte avec une véhémence, une insistance, que les trois kilomètres, que je parcourais à la nage, chaque matin, ne parvenaient pas à calmer. Assis à côté de ma mère sur la Promenade des Anglais, je guettais toutes les merveilleuses porteuses de pain qui défilaient devant moi, je soupirais profondément, et je restais là, désemparé, mon concombre à la main.
Mais la plus vieille civilisation du monde, avec sa compréhension souriante de la nature humaine et de ses faillibilités, avec son sens du compromis et des arrangements, vint à mon secours. La Méditerranée vivait depuis trop longtemps avec le soleil pour le traiter en ennemi et elle pencha sur moi son visage aux mille pardons.
Le lycée de Nice n'était pas le seul établissement éducatif qui s'élevât alors entre la place Masséna et l'esplanade du Paillon. Mes camarades et moi trouvâmes, rue Saint-Michel, un accueil simple et amical, tout au moins, lorsque l'escadre américaine ne faisait pas escale à Villefranche, jours néfastes entre tous, où la consternation régnait dans les classes, et où le tableau noir devenait un véritable drapeau de notre mélancolie.
Mais avec deux ou trois francs d'argent de poche par jour, il est difficile de fréquenter, comme on dit dans le Midi.
Des choses étranges commencèrent donc à se produire à la maison. Un tapis disparut, puis un autre et, un jour, en revenant du casino municipal où l'on donnait Madame Butterfly, ma mère fut stupéfaite de constater que le petit trumeau qu'elle avait acquis la veille chez un brocanteur, dans l'intention de le revendre à profit, s'était littéralement évanoui dans les airs, toutes portes et fenêtres fermées. Un étonnement sans borne se dessina sur sa figure. Elle soumit l'appartement à un examen détaillé pour voir si rien d'autre ne manquait. Il se trouvait que si: mon appareil photographique, ma raquette de tennis, ma montre, mon pardessus d'hiver, ma collection de timbres-poste et les œuvres de Balzac que je venais de recevoir pour mon premier prix de français, avaient suivi le même chemin. J'avais même réussi à vendre le fameux samovar, que j'avais placé chez un antiquaire du vieux Nice, pour une somme sans doute dérisoire, mais qui m'avait tout de même tiré momentanément d'embarras. Ma mère réfléchit un moment, puis s'assit dans un fauteuil et me regarda. Elle me regarda longuement, avec attention et puis, à ma très grande surprise, au lieu de la scène dramatique que j'attendais, je vis une expression de triomphe presque solennel et de fierté se répandre sur son visage. Elle renifla bruyamment, avec une immense satisfaction, et me regarda encore une fois avec gratitude, admiration et attendrissement: j'étais enfin devenu un homme. Elle n'avait pas lutté en vain.
Ce soir-là, elle écrivit une longue lettre de sa grande écriture nerveuse, toujours avec le même air de triomphe et de satisfaction, comme si elle eût hâte d'annoncer que j'avais été un bon fils. Un mandat personnel de cinquante francs me parvint peu après et j'en reçus plusieurs autres, au cours de l'année. J'étais provisoirement sauvé. Par contre, je fus invité à me rendre chez un vieux docteur de la rue de France, lequel, après avoir longuement tourné autour du pot, m'expliqua que la vie d'un jeune homme était pleine d'embûches, que notre vulnérabilité était grande, que les flèches empoisonnées sifflaient à nos oreilles, et que nos ancêtres les Gaulois eux-mêmes n'allaient jamais au combat sans leurs boucliers. Après quoi, il me remit un petit paquet. J'écoutai poliment, comme il se doit avec un ancien. Mais la visite au Panopticum de Wilno m'avait éclairé à cet égard définitivement et j'étais depuis longtemps résolu à conserver mon nez intact. J'aurais pu lui dire aussi qu'il sous-estimait gravement l'honorabilité et les scrupules des braves âmes que nous fréquentions. La plupart d'entre elles étaient elles-mêmes des mères dévouées et jamais, au grand jamais, il ne nous était permis de nous risquer dans le sillage de toutes les marines du monde sans être initiés aux règles de prudence nécessaires à tout navigateur respectueux des éléments.
Chère Méditerranée! Que ta sagesse latine, si douce à la vie, me fut donc clémente et amicale, et avec quelle indulgence ton vieux regard amusé s'est posé sur mon front d'adolescent! Je reviens toujours à ton bord, avec les barques qui ramènent le couchant dans leurs filets. J'ai été heureux sur ces galets.
CHAPITRE XXI
Notre vie prenait tournure. Je me souviens même qu'un certain mois d'août ma mère partit se reposer trois jours à la montagne. Je l'accompagnai à l'autocar, un bouquet à la main. Les adieux furent déchirants. C'était la première fois que nous nous séparions, et ma mère pleurait, pressentant nos séparations futures. Le chauffeur de l'autocar, après avoir observé longuement la scène des adieux, finit par me demander, avec cet accent niçois qui va si bien avec l'émotion:
– C'est pour longteing?
– Pour trois jours, répondis-je. Il parut très impressionné et nous contempla, ma mère et moi, avec estime. Puis il dit:
– Eh bieng, on peut dire que vous avez du seintimeing!
Ma mère revint de ses vacances débordant de projets et d'énergie. Les affaires reprenaient, à Nice, et cette fois, c'est en compagnie d'un authentique Grand-Duc russe qu'elle allait présenter ses «bijoux de famille» aux honorables étrangers. Le Grand-Duc était un débutant dans le métier et ma mère perdait beaucoup de temps à lui remonter le moral. Nice comptait alors encore près de dix mille familles russes, un noble assortiment de généraux, de cosaques, d'atamans ukrainiens, de colonels de la garde impériale, princes, comtes, barons baltes et ci-devant de tout poil- ils réussissaient à recréer au bord de la Méditerranée une atmosphère à la Dostoïevski, le génie en moins. Pendant la guerre, ils se scindèrent en deux, une partie fut favorable aux Allemands et servit dans la Gestapo, l'autre prenant une part active à la Résistance. Les premiers furent liquidés à la Libération, les autres s'assimilèrent complètement et disparurent à tout jamais dans la masse fraternelle des quatre-chevaux Renault, des congés payés, des cafés-crème et de l'abstention aux élections.
Ma mère traitait le Grand-Duc et sa petite barbiche blanche avec une condescendance ironique, mais elle était secrètement flattée par cette association et ne manquait jamais de lui donner, en russe, du «prince sérénissime», tout en lui tendant la valise à porter. Le «prince sérénissime» devant les acheteurs éventuels, devenait si gêné, si malheureux et se taisait d'un air si coupable, lorsque ma mère leur décrivait longuement son degré exact de parenté avec le Tsar, le nombre de palais qu'il avait en Russie et les liens étroits qui l'unissaient à la Cour d'Angleterre, que les clients avaient tous le sentiment de faire une belle affaire et d'exploiter un être sans défense et ils concluaient presque toujours le marché. C'était, pour ma mère, un excellent élément, et elle en prenait grand soin. Il souffrait d'une maladie de cœur et ma mère, avant chaque expédition, lui donnait vingt gouttes de son médicament dans un verre d'eau. On pouvait les voir, tous les deux, à la terrasse du café de la Buffa, faisant des projets d'avenir, ma mère, exposant ses idées sur mon rôle d'ambassadeur de France, et le Prince Sérénissime, le genre de vie qu'il entendait mener après la chute du régime communiste et le retour des Romanoff sur le trône de Russie.
– J'entends vivre tranquillement sur mes terres, loin de la Cour et des affaires publiques, disait le Grand-Duc.
– Mon fils se destine à la Carrière, disait ma mère, en buvant son thé.
Je ne sais ce qu'est devenue Son Altesse Sérénissime. Il y a bien un Grand-Duc russe enterré au cimetière de Roquebrune-village, non loin de ma propriété, mais j'ignore si c'est le même; je crois, du reste, que sans sa barbiche blanche, je ne le reconnaîtrais pas.