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CHAPITRE XXXIX

A mon marasme se mêlaient la hantise et la morsure d'un instant de bonheur que je venais de vivre. Si je n'en ai pas encore parlé, c'est par manque de talent. Chaque fois que je lève la tête et que je reprends mon carnet, la faiblesse de ma voix et la pauvreté de mes moyens me semblent une insulte à tout ce que j'essaye de dire, à tout ce que j'ai aimé. Un jour, peut-être, quelque grand écrivain trouvera dans ce que j'ai vécu une inspiration à sa mesure et je n'aurai pas tracé ces lignes en vain.

A Bangui, j'habitais un petit bungalow perdu parmi les bananiers, au pied d'une colline où la lune venait chaque nuit se percher comme un hibou lumineux. Tous les soirs, j'allais m'asseoir à la terrasse du cercle au bord du fleuve, face au Congo, qui commençait sur l'autre rive, et j'écoutais le seul disque qu'ils avaient là: Remember our fargotten men.

Je l'ai vue un jour marcher sur la route, les seins nus, portant sur la tête une corbeille de fruits.

Toute la splendeur du corps féminin dans sa tendre adolescence, toute la beauté de la vie, de l'espoir, du sourire, et une démarche comme si rien ne pouvait vous arriver. Louison avait seize ans et lorsque sa poitrine me donnait deux cœurs, j'avais parfois le sentiment d'avoir tout tenu et tout accompli. J'allai trouver ses parents et nous célébrâmes notre union à la mode de sa tribu; le prince autrichien Stahremberg, dont les vicissitudes d'une vie mouvementée avaient fait un lieutenant pilote dans mon escadrille, fut mon témoin. Louison vint habiter avec moi. Je n'ai jamais éprouvé dans ma vie une plus grande joie à regarder et à écouter. Elle ne parlait pas un mot de français et je ne comprenais rien de ce qu'elle me disait, si ce n'est que la vie était belle, heureuse, immaculée. C'était une voix qui vous rendait à tout jamais indifférent à toute autre musique. Je ne la quittais pas des yeux. La finesse des traits et la fragilité inouïe des attaches, la gaieté des yeux, la douceur de la chevelure – mais que puis-je dire ici qui ne trahirait mon souvenir et cette perfection que j'ai connue? Et puis, je m'aperçus qu'elle toussait un peu et, très inquiet, croyant déjà à la tuberculose dans ce corps trop beau pour être à l'abri, je l'envoyai chez le médecin-commandant Vignes pour un examen. La toux n'était rien, mais Louison avait une tache curieuse au bras, qui frappa le médecin. Il vint me trouver le soir même au bungalow. Il paraissait embêté. On savait que j'étais heureux. Cela crevait les yeux. Il me dit que la petite avait la lèpre et que je devais m'en séparer. Il le dit sans conviction. Je niai pendant longtemps. Je niai, purement et simplement. Je ne pouvais croire à un tel crime. Je passai avec Louison une nuit terrible, la regardant dormir dans mes bras, avec ce visage, que jusque dans le sommeil, la gaieté éclairait. Je ne sais même pas encore aujourd'hui si je l'aimais ou si je ne pouvais simplement pas la quitter des yeux. J'ai gardé Louison dans mes bras aussi longtemps que je l'ai pu. Vignes ne me dit rien, ne me reprocha rien. Il haussait simplement les épaules lorsque je jurais, blasphémais, menaçais. Louison commença un traitement, mais tous les soirs elle revenait dormir auprès de moi. Je n'ai jamais rien serré contre moi avec plus de tendresse et de douleur. Je n'ai accepté la séparation que lorsqu'il me fut expliqué, avec article de journal à l'appui – je me méfiais – qu'un nouveau remède venait d'être expérimenté à Léopoldville contre le bacille d'Hansen, et que l'on y avait obtenu des résultats certains dans la stabilisation et peut-être la guérison du mal. J'embarquai Louison à bord de la fameuse «aile volante» que l'adjudant Soubabère pilotait alors entre Brazzaville et Bangui. Elle me quitta et je demeurai sur le terrain, démuni, les poings serrés, avec l'impression que non seulement la France, mais la terre entière avait été occupée par l'ennemi.

Tous les quinze jours, un Blenheim piloté par Hirlemann effectuait une liaison militaire avec Brazza et il fut entendu que j'allais être du prochain voyage. Tout mon corps me paraissait creux: je sentais l'absence de Louison dans chaque grain de ma peau. Mes bras me paraissaient des choses inutiles.

L'avion d'Hirlemann, que j'attendais à Bangui, perdit une hélice au-dessus du Congo et vint s'écraser dans la forêt inondée. Hirlemann, Béquart, Crouzet furent tués sur le coup. Le mécanicien, Courtiaud, eut une jambe fracassée; seul le radio, Grasset, s'en tira indemne. Pour signaler sa présence, il eut l'idée de tirer à la mitrailleuse toutes les demi-heures. Chaque fois, les villageois d'une tribu voisine, qui avaient vu l'avion tomber et qui venaient à leur secours, fuyaient épouvantés. Ils durent rester là trois jours et Courtiaud, immobilisé par sa blessure, faillit devenir fou en luttant jour et nuit contre les fourmis rouges qui essayaient de venir sur sa plaie. J'avais fait souvent équipage avec Hirlemann et Béquart; fort heureusement, une crise de paludisme providentielle me permit de tout oublier pendant une semaine.

Mon voyage à Brazzaville dut donc être remis au mois suivant, en attendant le retour de Soubabère.

Mais Soubabère disparut également dans la forêt du Congo avec l'étrange «aile volante» qu'avec l'Américain Jim Mollison il avait été le seul à savoir piloter.

Je reçus l'ordre de rejoindre mon escadrille sur le front d'Abyssinie. J'ignorais alors que les combats avec les Italiens étaient pour ainsi dire terminés et que je ne servirais à rien. J'obéis. Je ne revis jamais Louison. J'eus de ses nouvelles par des camarades, deux ou trois fois. On la soignait bien. On avait de l'espoir. Elle demandait quand je reviendrais. Elle était gaie. Et puis ce fut le rideau. J'écrivis des lettres, des demandes par voie hiérarchique, j'envoyai quelques télégrammes fort cavaliers. Rien. Les autorités militaires observaient un silence glacé. Je tempêtais, protestais: la plus gentille voix du monde appelait de quelque lazaret triste d'Afrique. Je fus expédié en Libye. Je fus aussi invité à passer un examen pour voir si je n'avais pas la lèpre. Je ne l'avais pas. Mais ça n'allait pas. Je n'ai jamais imaginé qu'on pût être à ce point hanté par une voix, par un cou, par des épaules, par des mains. Ce que je veux dire, c'est qu'elle avait des yeux où il faisait si bon vivre que je n'ai jaimais su où aller depuis.

CHAPITRE XL

Les lettres de ma mère se faisaient plus brèves; griffonnées à la hâte, au crayon, elles m'arrivaient par quatre ou cinq à la fois. Elle se portait bien. Elle ne manquait pas d'insuline. «Mon fils glorieux, je suis fière de toi… Vive la France!» Je m'attablais sur le toit du «Royal», d'où l'on pouvait apercevoir les eaux du Nil et les mirages qui faisaient flotter la ville dans mille lacs ardents, et je demeurais là, le paquet de lettres à la main, parmi les entraîneuses hongroises, les aviateurs canadiens, sud-africains, australiens, qui se bousculaient sur la piste et autour du bar, en essayant de convaincre une des jolies filles de leur accorder ses faveurs cette nuit-là – ils payaient tous, il n'y avait que les Français qui ne payaient pas, ce qui prouve bien que même après la défaite, la France avait conservé tout son prestige. Je lisais et relisais les mots tendres et confiants, cependant que la petite Ariana, l'amie de cœur d'un de nos adjudants-chefs les plus valeureux, venait parfois s'asseoir à ma table entre deux danses et me regardait avec curiosité.

– Elle t'aime? me demandait-elle. J'acquiesçais sans hésiter et sans fausse modestie.

– Et toi?

Comme d'habitude, je jouais au dur et au tatoué.

– Oh! tu sais, moi, les femmes, lui répondais-je. Une de perdue, dix de retrouvées.

– Tu n'as pas peur qu'elle te trompe, pendant que tu n'es pas là?

– Eh bien! tu vois, non, lui répondais-je.

– Même si ça dure des années?

– Même si ça dure des années.

– Mais enfin, tu ne crois tout de même pas qu'une femme normale peut rester des années seule, sans homme, juste pour tes beaux yeux?

– Je le crois, figure-toi, lui dis-je. J'ai vu ça de près. J'ai connu une femme qui est restée des années et des années sans homme juste pour les beaux yeux de quelqu'un.

Nous montâmes donc en Libye pour la deuxième campagne contre Rommel et, dès les premiers jours, six camarades français et neuf Anglais périrent dans notre plus tragique accident. Le khamsin soufflait dur, ce matin-là, et, décollant contre le vent, sous le commandement de Saint-Péreuse, les pilotes et nos trois Blenheims virent brusquement surgir des tourbillons de sable trois Blenheims anglais qui s'étaient trompés de sens et venaient à leur rencontre, vent dans le dos. Il y avait trois mille kilos de bombes à bord des avions et les deux formations avaient déjà atteint la vitesse de décollage, ce moment entre terre et air où il est impossible de manœuvrer. Seul Saint-Péreuse, avec Bimont au poste d'observateur, parvint à éviter la collision. Tous les autres furent pulvérisés. On a vu les chiens courir pendant des heures avec des morceaux de viande dans la gueule.

Par chance, je n'étais pas à bord ce jour-là. Au moment où l'explosion avait lieu, j'étais en train de recevoir l'extrême-onction à l'hôpital militaire de Damas.

J'avais contracté une typhoïde avec hémorragies intestinales et les médecins qui me soignaient, le capitaine Guyon et le commandant Vignes, estimaient que je n'avais pas une chance sur mille de m'en tirer. J'avais subi cinq transfusions, mais les hémorragies continuaient et mes camarades se succédaient à mon chevet pour me donner leur sang. Je fus soigné avec un dévouement vraiment chrétien par une jeune religieuse arménienne, sœur Félicienne, de l'ordre de Saint-Joseph de la Petite Apparition, qui vit aujourd'hui dans son couvent près de Bethléem. Mon délire dura quinze jours, mais il fallut plus de six semaines pour que ma raison revînt complètement: je conservai pendant longtemps une demande par voie hiérarchique que j'avais adressée au général de Gaulle, protestant contre l'erreur administrative à la suite de laquelle, disais-je, je ne figurais plus sur la liste des vivants, ce qui avait à son tour pour conséquence, soulignais-je, que les hommes de troupe et les sous-officiers ne me saluaient plus, faisant comme si je n'existais pas. Il faut dire que je venais d'être nommé sous-lieutenant et, après mon aventure d'Avord, je tenais beaucoup à mon galon et aux marques extérieures de respect qui m'étaient dues.