Je suis allé pêcher dans une œuvre dormante, les Œuvres badines du comte de Caylus, où peu de gens laissent traîner leurs filets, la constatation irréfutable que la métaphore des yeux de poisson frit était déjà bien établie dès la première moitié du XVIIIe siècle : « Un jour, c’était pendant le grand chaud de l’été, s’étant retiré dans une grotte qui était au bord de ce canal, il vit une belle grande carpe, mais grande comme une personne ; ce qu’on remarquait davantage, c’était ses yeux ; jamais on n’en avait vu de si tendres. C’est de là qu’on a dit des amants qui regardent tendrement leur belle : qu’ils font des yeux de carpe frite. » (Caylus, Recueil de ces Messieurs, 1745.)
Faire du pied
Si faire du pied à quelqu’un n’est attesté sous cette forme qu’en ce siècle-ci, les jeux de chevilles, frôlements de souliers, et autres pressions d’orteils discrets sous les tables en témoignage de désir caché sont vieux comme les banquets et constants dans l’histoire des amours naissantes ou clandestines. Les voici dans la visite d’un moine du XVe siècle faisant collation chez un hôte qui, pour être averti, en valait deux :
« Frère Eustache, qui ne savait pas l’intention de son hôte, fit assez bonne chère dessous son chaperon. Et quand il voyait son point, il prêtait ses yeux à l’hôtesse, sans épargner par-dessous la table le gracieux jeu des pieds, de quoi se percevait et donnait très bien garde l’hôte, sans en faire semblant. » (Les 100 Nouvelles Nouvelles, 1467.)
Ce faisant, il est toujours bon de veiller à ce que le partenaire n’aille pas trop vous marcher sur les pieds ; on sait où cela commence, on ne sait pas où cela peut finir. L’ineffable Rasse des Neux, chirurgien du roi résidant à Londres, écrivit ce quatrain en forme de commandement en l’an de grâce 1582 :
Proposer la botte
Voilà qui est direct, sans fioriture dans les avances, et exclusivement masculin. La soudaineté de l’offre a gardé quelque chose de l’image de la botte, vigoureuse et imprévue, dans un duel. Cette métaphore d’escrimeur était déjà en usage à la fin du XVIIIe siècle — elle apparaît gaillardement dans ce couplet de la Chanson du bordel qui date environ de cette époque :
Refrain
La même époque connaissait une spécialisation intéressante, la botte florentine : « Enculage d’un homme ou d’une femme — explique Delvau — par allusion aux habitudes pédérastiques, vraies ou supposées, des habitants de Florence, une façon de Sodome. » Il s’agit d’une variété de ce qu’au XVIIe on nommait communément le « vice italien. »
En ce qui concerne l’expression elle-même, proposer la botte, il est assez naturel de penser qu’elle a pu se créer dans un milieu soldatesque ; je tends même à croire que la forme « la botte » (par opposition à « proposer une botte », tout aussi possible en théorie) indique qu’il s’agit en réalité, à l’origine, de la botte florentine, la seule, la grande : entre hommes !… Un passage du Légionnaire Flutsch, récit autobiographique d’Antoine Sylvère, conforte cette idée. Dans ces mémoires, qui font suite à Toinou, et furent publiés en 1983, vingt ans après la mort de leur auteur, Sylvère raconte des événements qui se sont produits en Afrique, à la Légion, en 1906. Bien qu’il écrive ses souvenirs aux environs des années 50, l’ancien légionnaire rapporte avec beaucoup de scrupule les faits et gestes de ses compagnons d’alors ; il cite consciencieusement leur langage qu’il met souvent entre guillemets pour prendre ses distances. On peut donc supposer que l’expression avait cours à la Légion étrangère vers 1900 : « Schoenfelder informa la chambrée qu’en se promenant le long de l’oued il avait été suivi par un indigène cossu qui, visiblement, le trouvait girond et mourait d’envie de lui “proposer la botte”. Le petit Alsacien avait d’abord pensé à le laisser venir pour le rosser copieusement dès qu’il se serait déclaré. »
Avoir la puce à l’oreille
Le monde moderne, du moins en Occident, ne fait plus à la puce la place qu’elle avait autrefois dans la vie quotidienne. S’il existe encore, cet insecte familier, pour ne pas dire ce parasite intime, a cessé d’habiter nos jours et de hanter notre sommeil. Nous avons certes bien d’autres sujets d’insomnies, mais l’habitude s’est perdue de chercher les puces dans son lit avant de se coucher, de les capturer d’un bond d’une main experte, et de les écraser sur l’ongle après les avoir roulées entre le pouce et l’index. Un vieux rite… C’est le plus naturellement du monde que le bourgeois du « Ménagier » au XIVe siècle conseillait à sa jeune épouse : « En esté, gardez-vous que en vostre chambre ni en vostre lit n’ait nulles puces. »