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Car ces bestioles ont grouillé autrefois à la ville comme à la campagne, dans la bonne comme dans la mauvaise société. On se grattait sous les haillons mais aussi sous les habits de fête, sur les paillasses et sous les baldaquins ; dans les cours les plus huppées les princes et les princesses étaient soumis à des démangeaisons subites et à des gesticulations que négligent toujours les auteurs de films historiques, mais qui surprendraient beaucoup un observateur moderne habitué au maintien sobre et gracieux qu’arborent les royautés dans les magazines en couleur !

Les puces nous ont laissé l’expression superbe et autrefois grivoise avoir ou mettre la puce à l’oreille ; éveiller, alerter l’attention d’une personne par un détail en apparence anodin, par une confidence qui trouble sa sérénité en laissant soupçonner anguille sous roche, et généralement prévoir un danger.

Cette façon de parler est très ancienne. Elle semble avoir eu à l’origine le sens très fort, non seulement de violente inquiétude, mais de véritable tourment physique et moral — par analogie sans doute avec l’affolement et la douleur d’une personne dans le cas réel où une puce se serait logée dans son conduit auditif et l’aurait piquée en cet endroit sensible pendant son sommeil. C’est ainsi que l’expression apparaît dans une version du XIVe siècle de Girart de Rossillon[15], sous une forme qui semble déjà établie de longue date. Des marchands viennent annoncer au roi Charles que son ennemi Girart, qu’il fait rechercher partout pour le pendre, est déjà mort et enterré. Mais le roi se réjouit trop tôt, car c’est Girart lui-même qui, déguisé en pèlerin, a répandu cette fausse nouvelle :

Quant il vindrent en France, tout droit au roi alèrent La mort du duc Girart pour certain linuncèrent. Charles en fist tel joie ne fist mais[16] la paroille[17] ; Mais encor en aura telle puce en l’oroille [18] Dont il aura péour [19] de perdre corps et terre, Si corn après orrès [20] ; ainssin va de la guerre, On voit sovant fortune tourner en petit d’ore[21] ; Telx rit devers le main [22] qui devers le soir plore.

C’est probablement sous l’influence de la vieille idée que l’on est mystérieusement averti, lorsque quelqu’un parle de vous, par des démangeaisons ou des sifflements de l’oreille que l’expression a évolué, par sens croisés, vers sa signification moderne d’inquiétude et de mise en alerte. La croyance, plus ou moins prise au sérieux, était, elle aussi, déjà commune au XIVe siècle : « Les oreilles vous deveroient bien fort et souvent mangier [démanger] ; car je ne suis en compagnie, que on ne parle toujours de vous » (Machaut).

Mais c’est dans son sens érotique que l’expression a connu le succès le plus net. Pendant des siècles avoir la puce à l’oreille voulait dire « avoir des démangeaisons amoureuses. » C’est également au début du XIVe siècle qu’elle apparaît bien établie dans un contexte amoureux, en des vers de Jean de Condé, lorsqu’une chambrière pousse avec beaucoup d’insistance sa dame à prendre un amant :

Ne puis pas toutes les paroles Recorder [23] , et sages et foles, Dittes et avant et arrière De la dame et sa cambriere, Ki un tel caudiel lui atempre [24] Dont anuiera tart ou tempre [25] Por cose la dame desist [26] Ne laissa que ne li mesist Pluisour fois la puche en l’oreille[27].

C’est bien le « tourment », l’agacement du désir amoureux que désigne cette façon de parler, commune pendant des siècles, et que l’on retrouve chez de nombreux écrivains, que ce soit G. Crétin au XVIe parlant de :

Dames qui ont tant la puce en l’oreille Qu’il ne les fault appeler ni esveiller.

Ou plus tard La Fontaine, dans une formule qui résume admirablement la situation :

Fille qui pense à son amant absent Toute la nuit, dit-on, a la puce à l’oreille.

C’est en prenant la locution au pied de la lettre que Rabelais prêtait à Panurge cette curieuse fantaisie de se fixer une puce à l’oreille : « Au lendemain Panurge se feit perser l’aureille dextre à la Judaïque, et y attache un petit anneau d’or à ouvreige de touchie, ou caston [chaton] duquel estoit une pusse enchâssée. » Il pouvait dès lors annoncer : « J’ay la pusse en l’aureille. Je me veulx marier » (Tiers Livre, chap. 7).

Pourtant, bien qu’issue de l’« inquiétude » provoquée par le désir, cette puce curieusement mal placée n’en constitue pas moins un euphémisme galant pour désigner des « piqûres » extrêmement spécifiques, et — qui sait ? — offre peut-être un exemple de rare locution prise au langage féminin…

Ce n’est pas d’hier en effet que l’on compare l’oreille à une coquille, et réciproquement un coquillage à une oreille. Les noms de plusieurs mollusques, « oreilles-de-mer », « oreilles-de-Vénus », sont les noms vulgaires de divers haliotides. Ce n’est peut-être pas la peine que je fasse un dessin, mais ce n’est pas non plus d’hier que la coquille désigne le sexe de la femme — sexe qui justement signale son désir par des démangeaisons plus ou moins tenaces. Deux textes de 1622 disent clairement les choses. Dans l’Histoire comique de Francion, la vieille Agate raconte ainsi le cap franchi par sa jeune protégée : « Laurette à qui la coquille démengeait beaucoup, quelque modestie qu’elle eust, se résolut à manier tout de bon ce qu’elle avoit feint de tant haïr. » Dans Les Caquets de l’accouchée, la vieille mère déplore en ces termes que sa fille en soit déjà à son septième enfant : « Si j’eusse bien pensé que ma fille eust été si vite en besogne, je luy eusse laissé gratter son devant jusques a l’aage de vingt-sept ans sans être mariée. » À la même date, Tabarin, suivant Brantôme, proclamait carrément sur le Pont-Neuf : « La nature des filles est de chair de ciron [moustic] parce que leur coquille leur démenge toujours. »

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15

Girart de Rossillon, pub. Par Mignard, Paris et Dijon, 1858. p. 100.

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16

Jamais.

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17

Une joie sans précédente.

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18

Un tourment, un harcèlement de la part de Girart.

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20

Ainsi que vous l’entendrez par la suite.

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21

D’heure.

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23

Répèrer.

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24

Lui machine une telle ruse.

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25

Dont elle aura chagrin tôt ou tard.

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26

Quoi que la dame dit.

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27

Dits et contes de Baudoin de Condé et de son fils Jean de Condé, pub. par Ag. Scheler, 1866.