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S’envoyer en l’air

S’envoyer en l’air, atteindre la jouissance, semble bien être la forme populaire et laïque du « monter au septième ciel » des orgasmes châtiés. L’expression entend une certaine franchise dans le laisser-aller, d’abandon et de liberté dans les ébats qui est bien sympathique : « La sale petite vache, il n’est donc pas pleinement heureux dans mes bras ? Je ne lui refuse rien pourtant. Et quand il me le fait, c’est de bon cœur que je me donne à lui. J’y ai pas de mérite d’ailleurs, parce que j’aime bien qu’il me le fasse. Jamais je ne me suis envoyée en l’air comme avec lui. » (R. Guérin, La Peau dure, 1948.)

Prendre son pied

Il s’agit véritablement ici d’une expression vedette, le mot de passe non seulement des jouissances contemporaines, mais de toute une génération lève-tabou, qui a vu son épanouissement autour des « événements » de mai 1968. Il est assez remarquable que cette expression, de construction banale après tout, qui a pris naissance dans le milieu des voyous, ait circulé si longtemps — un demi-siècle au moins — dans les profondeurs de l’argot et de la langue verte des « zonards » pour exploser soudainement dans le grand public et devenir le mot préféré de tout un chacun. C’est sans doute qu’elle touchait brusquement un archétype, en se remotivant dans l’inconscient collectif par l’image du bébé heureux qui s’empare de son petit pied pour le sucer, aussi bien que par celle de la femme, que relevait déjà Aristophane dans Lysistrata, qui saisit son pied au moment de la jouissance sexuelle.

Le mot pied, équivalent de fade, plus ancien et plus fréquent, est bien établi dans l’argot du début du XIXe siècle au sens de « part de butin. » C’est ainsi que Vidocq le présente dans Les Voleurs, en 1836 : « Pied. Les tireurs (voleurs à la tire) avaient autrefois l’habitude, en partageant avec les Nonnes et les Coqueurs (des complices spécialisés dans la manipulation des attroupements), de retenir, sur la totalité du chopin (butin), 3 ou 4 francs par louis d’or. Plusieurs tireurs qui existent encore à Paris, et qui sont devenus sages, avaient l’habitude de prélever cette dîme. »

Ce sens étroit paraît s’être développé dans la dernière partie du siècle pour prendre la valeur de « part », de « compte », de « ration » — toujours parallèlement à l’évolution de fade (v. ci-dessous). On trouve dès 1878 : j’en ai mon pied, pour dire, « j’en ai mon compte, j’en ai plus qu’assez, j’en ai ma ration, j’en ai ma claque » — en somme « j’en ai marre. »

Non… vrai… ça m’fait naquer du fia ! Si ça continu’, gare aux beignes. J’en ai mon pied de c’loubé-là, J’vas laisser tomber les châtaignes.
(A. Bruant, Coquette, in Dans la rue, vers 1900.)

C’est probablement au travers de ce sens de « ration » portée à son comble, d’une femme qui « prend sa ration », qui « en a pour son compte » dans les ébats sexuels, que prendre son pied s’est installé d’abord dans la jouissance, puis, plus généralement, dans l’idée d’un plaisir très vif. En effet, ce mot sorti de l’ombre au début des années 20 est resté longtemps attaché au plaisir exclusivement féminin : « Eh bien ! moi, dit Carmen choquée, je ne comprends pas qu’on puisse se donner au premier venu. Quand j’ai un bonhomme dans la peau je ne prendrais pas mon pied avec un autre. Je le voudrais que je ne pourrais pas. » (Galtier-Boissière, La Bonne vie, 1925, in Cellard.)

Contrairement à ce que l’on peut croire la valeur non sexuelle de l’expression, devenue la plus fréquente aujourd’hui, est apparue dans l’usage à peu près en même temps que sa valeur d’orgasme. F. Carco lui donnait un sens élargi dès 1926 ; il est vrai dans un contexte encore érotique : « Oh ! moi, disait l’autre soir au gros monsieur qui l’entraînait vers le dancing, une pâle enfant aux yeux battus, suffirait qu’la musique nous envoye Marcheta… Parole ! j’prendrais mon pied. T’as pas idée comme je suis sensible à cet air-là. » (L’Amour vénal, 1926.)

Ainsi les deux sens, propre et figuré, ont-ils cheminé de concert pendant plusieurs décennies dans des cercles relativement restreints avant d’inonder le champ des grands bonheurs publics. Raymond Guérin les utilise tous deux dans le même ouvrage écrit pendant l’Occupation et publié en 1946. Au lit :

« Savoir si elle se souciait seulement de l’homme qui était sur son ventre ? Toutes les mêmes ! Il n’y avait que leur satané plaisir qui comptait. Prendre son pied. Seule, dans la nuit, seule avec elle-même, ouverte à une autre chair qu’elle sentait sans la reconnaître. » (L’Apprenti, p. 22.)

Au cinéma :

« Angélique n’allait-elle pas s’en froisser ? Pour se racheter, il la regarda, lui sourit dans l’ombre et pressa plus fortement ses doigts sans bagues. Angélique prenait son pied. Le film lui plaisait. » (L’Apprenti, p. 185.)

Prendre son fade

L’expression prendre son fade est restée de connotation plus argotique et ne s’est pas répandue aussi largement dans la langue courante que son parallèle « prendre son pied. » Elle a gardé par ailleurs un sens strictement sexuel.

Comme le pied (voir ci-dessus) le fade désignait la part du butin chez les voleurs du XIXe siècle. « Si tu veux marcher en éclaireur et venir avec nous jusque dans la rue Saint-Sébastien, où nous allons déposer ces fredaines, tu auras ton fade (ta part). » (Vidocq, Mémoires, 1828.) Le mot est rapidement passé dans l’argot de tout un chacun, au point que Balzac l’employait, et que Delvau le désigne en 1866 comme : « Quote-part de chacun dans une dépense générale ; écot que l’on paye dans un pique-nique. Mot de l’argot des voleurs qui a passé dans l’argot des ouvriers. » G. Esnault le relève en 1850 au sens de « ration » : « Leur petit fade d’eau-de-vie » ; il note aussi en 1899 : « Il a son fade, il a son “compte”, il est ivre. »

La valeur sexuelle de l’expression a probablement suivi celle de prendre son pied : « Du salon, nous arrivaient les rires des michetons et des gonzesses, surmontés par le gémissement invraisemblable d’une fille qui prenait son fade. » (A. Simonin, Touchez pas au grisbi, 1953, in Cellard.) Cet usage restreint n’empêche nullement un emploi fantaisiste et imagé : « Le printemps avait mis les bouchées doubles pendant qu’on se traînait sur les routes. La campagne alentour prenait son fade avec le soleil et ça éclaboussait en myriades de bourgeons. On a tombé le blazer pour pas en louper un rayon. » (B. Blier, Les Valseuses, 1973.)