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L’idée de manger dehors, sur un coin d’herbe ou de mousse, est loin d’être nouvelle. Ça a même été le lot des paysans jusqu’à ce que l’automobile permette partout de rentrer des champs à midi, cependant que, pour le plaisir, les gens ont toujours aimé les parties de campagne, étaler les serviettes et vider les paniers en folâtrant sur l’herbette par un beau dimanche d’été. Le Moyen Âge pratiquait déjà les « déjeuners sur l’herbe », dans des cadres tout à fait romantiques, emplis du chant des petits oiseaux.

Pourtant ce n’est pas de ces fêtes en plein air qu’est venue la notion de pique-nique, pas plus que le mot. Littré en donne une définition exacte, bien qu’il se trompe sur son origine : « Repas de plaisir où chacun paye son écot, et qui se fait soit en payant sa quote-part d’une dépense de plaisir, soit en apportant chacun son plat dans la maison où l’on se réunit. »

En effet les premiers pique-niques, qui en ce sens remontent vraisemblablement à la toute fin du XVIIe siècle, se faisaient aussi bien au jardin que chez un particulier, et même à l’auberge ! « Il y a quelque temps que M. Foulquier m’engagea contre mon usage à aller avec ma femme dîner, en manière de pique-nique, avec lui et M. Benoît chez la dame Vacassin, restauratrice, laquelle et ses deux filles dînèrent aussi avec nous. » (J.-J. Rousseau, Les Rêveries…)

Littré fait venir le mot de l’anglais pick et nick, et il ajoute : « Cette étymologie dispense de toutes les étymologies qui ont été faites. » C’est une erreur d’autant plus évidente que l’anglais picnic est postérieur d’un demi-siècle au mot français dont il n’est que la traduction littérale — ou plutôt une adaptation son pour son. Le dictionnaire de Bloch & Wartburg donne la première attestation de pique-nique en 1694, avec cette explication : « Composé du verbe piquer au sens de “picorer” (cf. piquer les tables “vivre en parasite”, aux XVIIe et XVIIe siècles), et de nique “chose sans valeur, moquerie”, formation favorisée par la rime. » Ce sens de « piquer » explique également l’existence du pique-assiette. D’autre part « aller à la pique » mendier en usant d’artifices, était une expression de l’argot des mendiants dès 1798. Un « piqueur », au sens de chapardeur, a d’abord été un « mendiant éhonté. » (G. Esnault.)

Une surprise-partie

Les surprises-parties se sont popularisées très largement après la Libération, mais l’usage datait d’avant la guerre de 1939–1940 ; il avait pris naissance dans la jeunesse de la grande bourgeoisie parisienne tout de suite après la Première Guerre mondiale. Je dois à un lecteur parisien, Monsieur Pierre de Pizeray, un témoignage précieux sur ces premières petites fêtes entre amis.

« Au tout début — m’écrit M. de Pizeray — une surprise-partie c’était, pour des amis, venir avec toutes les provisions nécessaires chez quelqu’un non prévenu, qui ne s’y attendait pas du tout, qu’on surprenait (pour danser, bavarder, boire chez lui). Après la Première Guerre mondiale, si meurtrière, après l’angoisse de voir tomber les hommes les uns après les autres autour de nous, ce fut le soulagement, le besoin de se débonder, les années folles — une sorte de folie faisant sauter les convenances après la tragédie.

« Avant la guerre de 1914, pour aller chez quelqu’un, il fallait être invité dans les formes ; et ne rien apporter, sauf des fleurs. On déposait sa carte cornée le lendemain pour remercier. On a voulu pulvériser cette respectabilité, héritage de l’époque victorienne. Comment y parvenir ? En s’invitant soi-même et sans prévenir. Et pour donner la bonne mesure, en arrivant chez les gens lorsqu’ils étaient déjà au lit, c’était plus drôle.

« Une bande d’amis, après avoir décidé de surprendre les Un-Tel, arrivait chez eux pour y passer la soirée, les garçons avec la boisson, les filles avec le solide. On sonnait chez les Un-Tel et on entrait chez eux avec grand tapage. On dansait : c’était le début des danses américaines, le fox-trot, le one-step ; avant cette époque les gens ne savaient pas danser, ou peu le savaient — il n’avait pas été de bon ton de danser pendant la guerre. Les cours de danse fleurissaient, tout le monde voulait apprendre. J’avais dix-huit ans ; cela se passait entre jeunes et semi-jeunes. On n’allait pas chez quelqu’un qui habitait chez ses parents (des empêcheurs de danser en rond) ; on allait chez un jeune couple ou chez un jeune célibataire.

« Plus tard — continue mon correspondant avec regret — ce fut la corruption de l’idée première : on invitait en surprise-partie, ce qui voulait dire, amenez la boisson et le solide chez moi. Par pudeur les parents allaient ce soir-là au théâtre pour débarrasser le plancher et laisser les jeunes entre eux. Vous voyez, c’était bien différent des vraies premières surprises-parties ; cela n’avait plus de sens : aucune surprise. » (Lettre du 9 mai 1979.)

LES GRANDES BOUFFES

Qu’on le veuille ou non, le verbe « bouffer » est devenu dans le langage familier quotidien le synonyme usuel de « manger. » Il est en train de perdre totalement dans les jeunes générations le côté légèrement agressif qu’il avait conservé chez ceux qui l’employaient il y a quelques années avec une pointe de provocation. Il est devenu aussi naturel que les pantalons pour tout le monde et les cheveux longs. En 1973 le film de Marco Ferreri La Grande Bouffe (dialogues de Francis Blanche) a sans doute aidé à cette banalisation du mot chez les adultes, alors que « manger » tend à devenir un terme plus général et en quelque sorte plus abstrait.

Bouffer supplante peu à peu dans l’usage courant des verbes tels que déjeuner, dîner, souper, peut-être parce que les repas en question, outre qu’ils se réfèrent à une organisation familiale souvent mal supportée par les jeunes, ne se distinguent plus pour beaucoup de gens par un caractère bien défini, et n’ont plus un horaire très strict. On bouffe à n’importe quelle heure, c’est ça la liberté !… On se fait même des petites bouffes, gentiment, entre soi, pour le plaisir.

Le mot a d’abord voulu dire, dès le XIIe siècle, « souffler en gonflant les joues. » De là son développement d’une part en « gonfler » — un tissu bouffant (suivi en cela par sa variante bouffir : un visage bouffi) — d’autre part en expression de la colère ou de la mauvaise humeur : « Li rois l’entent, boufe et soupire » (XIIIe). Sens que son homologue occitant bufar, « souffler », a toujours conservé : Que bufes ? Parce qu’un homme contrarié souffle bruyamment, comme aussi un taureau prêt à charger.

« Le sens de “manger gloutonnement” est attesté indirectement dès le XVIe siècle par bouffeur et plus tôt par bouffard » (Bloch & Wartburg), ce qui rend inexacte la remarque de Littré ; « Le langage populaire confond bouffer avec bâfrer. » Il ne confond rien, mais il est possible qu’il y ait eu à l’origine une attraction entre les deux mots, la forme ancienne de bâfrer étant « baufrer. » « Et après, grand chère à force vinaigre. Au diable l’ung, qui se faignoit ! C’estoit triumphe de les veoir bauffrer. » (Rabelais.) Cela dit la constatation de Littré doit avoir du vrai pour le passage de « souffler » à « manger gloutonnement » : « il bouffe bien ; sans doute à cause de la rondeur des joues, quand la bouche est pleine. Mais ce n’en est pas moins une locution rejetée par le bon usage », ajoutait-il prudemment.