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Quel volet ? Le volet était au Moyen Âge une sorte de voile, étymologiquement un tissu qui « volette » au vent, et par extension un tamis destiné à trier les graines — peut-être parce que la vieille méthode de vannage consistait à faire sauter les graines au vent sur une toile, ce qui s’appelle aussi « berner. » Au XVe siècle le volet était une « assiette de bois », ustensile de cuisine sur lequel on triait patiemment les pois et les fèves. Au XVIe on trouve déjà l’expression figurée dans Rabelais : « Esleus [élus] choisis et triés comme beaux pois sur le volet. » Montaigne parlant du choix de ses amis emploie la célèbre comparaison : « Cette complexion délicate me rend délicat à la pratique des hommes : il me les faut trier sur le volet. » Plus tard Furetière explique méthodiquement : « On dit proverbialement et figurément que des gens sont triez sur le volet, que des choses sont choisies sur le volet, quand ce sont des personnes & des choses triées ou choisies, comme si on les avait mises sur un ais [planche], ou une tablette, sur un volet pour les éplucher et pour les choisir. »

Je signale ici qu’emportés par l’homonymie les gens confondent quelquefois ce volet-là avec l’autre, celui qui bouche nos fenêtres, et rapportent l’expression à l’étal des anciennes boutiques qui se rabattait sur le trottoir pour exposer les marchandises. Il faut préciser que les volets des fenêtres ne datent que du XVIIe et qu’ils étaient alors exclusivement des panneaux intérieurs, cela jusqu’au XIXe siècle. Les autres, à l’extérieur, du reste plus anciens, étaient et sont toujours des contrevents. Ce n’est que depuis la fin du siècle dernier que l’on confond « volet » et « contrevent. »

Rester en carafe

On se demande pourquoi certains ustensiles de ménage entrent traditionnellement dans des comparaisons malveillantes et sont l’objet d’éternels quolibets. On dit : « Vous raisonnez comme une casserole », ce qui est désobligeant, mais se comprend à cause du jeu de mots avec « résonner. » Mais vous êtes une outre, gonflée de vent ? Une cruche, une gourde ?…

À part la bouteille, dont nul ne médit, pour laquelle on a inventé un adjectif unique, la dive bouteille — c’est-à-dire la divine — sauvée probablement par son contenu, tout semble attirer la vindicte, jusqu’à la malheureuse potiche qui irrite par sa placidité, pourtant bien naturelle ! Pour la gourde encore, qui vient de la « courge », citrouille séchée servant de calebasse, on peut comprendre à la rigueur qu’elle puisse souffrir de ses origines de potiron. Mais la pauvre cruche, celle qui « tant va à la fontaine qu’elle y perd le cul » ?

Pourquoi tant de dédain ? Peut-être précisément parce que ces récipients sont destinés à ne recueillir que de l’eau, la boisson des femmes, des enfants et des pauvres en général !…

Il semble aussi que la raillerie s’adresse de préférence à des formes pansues : on se moque de la tête en la traitant de cafetière, ou de bouille (récipient qui sert à transporter le lait). Faut-il y voir une assimilation inconsciente avec un stéréotype des formes féminines et l’expression larvée de la misogynie séculaire ? « Outre » vient de uter, ventre, comme utérus…

En tout cas la carafe (de l’arabe gharrâfa, pot à boire) n’échappe pas à la malédiction commune des formes rebondies. « C’est une vraie carafe d’orgeat, pour dire un homme que rien n’excite, froid jusqu’à l’apathie », explique Littré. C’est en tant que synonyme de « cruche », c’est-à-dire, imbécile, naïf, empoté, que le mot est utilisé chez les voyous : « C’est deux sigues pour les carafes » (1904).

Rester en carafe apparaît dans le langage populaire à la fin du siècle dernier ; cette première attestation fournie par Esnault en 1896 : « Le train part et je reste en carafe », porte le sens de « planté là comme une cruche, comme un imbécile. » C’est la même idée dans Les Pieds nickelés, en 1909 : « Ribouldingue était navré de laisser sa boule-de-neige en carafe (sa femme noire), mais l’intérêt de l’association nécessitant le sacrifice, il s’y résigna. »

La variante tomber en carafe, en panne, s’est appliquée aux moteurs d’automobiles après la Première Guerre mondiale ; ç’avait été à l’origine un mot d’aviateurs, dès 1916 : « Si le moteur ne “gaze” pas, c’est la “carafe” » (in Esnault, Le Poilu…). L’expression s’est depuis lors attachée au domaine de la panne de voiture, au point qu’être en carafe évolue aujourd’hui vers d’autres domaines d’incapacité et de privation. Panne d’essence, mais aussi panne de coke dans cette chanson de Renaud :

Tu bois quelqu’chose non t’as pas soif Y t’faut ta dose t’as pas d’tune t’es en carafe Allez prends une bière ça peut pas t’faire de mal C’est en vente libre profites-en c’est pas cher.
(Renaud Déchan, La blanche, 1981.)

Les jeux

Qui croit meschine et dés carrés

Ja ne moura sans pauvreté.

Vieux proverbe à la fois hostile au 421 et aux jeunes filles !

« Les jeux supposent le loisir — dit Ch. Béart[74]. Les peuples de l’Antiquité et toutes les civilisations dites archaïques réservent le travail aux esclaves, ce qui laisse de grands loisirs aux hommes libres […]. Les paysans du Moyen Âge, alors qu’un jour sur trois au moins était chômé, donnaient au jeu tout le temps interdit au travail. Il faut attendre la période moderne et les débuts de l’industrialisation pour voir les ouvriers travailler seize heures par jour et davantage, ne pas même toujours pouvoir disposer du dimanche. C’est le temps aussi où l’ouvrier agricole connaît la pire misère. Alors le loisir disparaît. Il reviendra au second tiers du XXe siècle, mais la tradition du jeu est perdue, le loisir se gaspille sur les routes, on se rue sur les jeux modernes qui ne sont plus des jeux. »

Peut-être. Il n’empêche que l’engouement des foules pour le tiercé ou les matches de foot témoigne de beaux restes d’esprit ludique, et permet d’apprécier ce qu’a pu être la ferveur de ces époques relativement désœuvrées pour une multitude de jeux de hasard et de jeux sportifs. Au XVIIe siècle le jeu de paume était devenu dans les villes un vice national, au point que les ouvriers désertaient les ateliers pour s’y rendre, imitant d’ailleurs nobles et bourgeois.

La langue conserve la trace de ces passions anciennes de nos princes et de nos manants — comme la langue sportive est actuellement un des plus bouillants creusets d’expressions imagées, nées dans l’excitation du moment et répercutées par une foule complice, mais dont il est trop tôt pour deviner lesquelles survivront aux pistes et aux stades.

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74

In R. Caillois, Les Jeux et les Sports, Éd. Gallimard, 1967.