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La seule façon d’avancer dans une enquête, avec quelque assurance de ne pas divaguer, c’est d’avoir des preuves. Les preuves, en linguistique, ce sont les textes. Ou bien on dispose d’un texte, de plusieurs textes, et l’on propose alors une analyse rigoureuse et des solutions fiables, ou bien ils font défaut et toutes les propositions, si brillantes et ingénieuses soient-elles, demeurent des élucubrations plus ou moins séduisantes, plus ou moins « convaincantes », quelquefois utiles comme hypothèses de travail, mais nécessairement provisoires et sans fondement réel.

Or, dans le domaine des expressions populaires les textes sont maigres. Nous avons tout ce qu’il faut sur le parler de nos rois, de nos cours, de nos princes à presque toutes les époques, de nos grands et petits bourgeois, nous possédons également, parce qu’ils ont fait parler d’eux, une documentation relativement riche, faite de mémoires et de procès, sur la langue de nos voleurs et de nos assassins — qui par là aussi ressemblent à nos princes ! — mais rien ou presque sur la langue de l’immense majorité du peuple. Le peuple, on l’a pressuré, harcelé, taillé, emprisonné aussi, parfois roué, violé, massacré, sans jamais lui demander ce qu’il en pensait, dans ses mots à lui.

De toute façon ce que le peuple avait à dire était vulgaire par définition, bas par essence, comme le sont les cris, les pleurs et la colère. « Le langage populaire — explique froidement M. Pierre Guiraud — reflet des sentiments élémentaires qui animent toute une classe, possède un vocabulaire très riche pour exprimer les idées les plus basses, le dénigrement, la jubilation, la satiété, l’ennui, l’irritation ; aucun ou presque, par contre, pour traduire les aspects les plus nobles et les plus délicats de la sensibilité[3]. » Guiraud ajoute il est vrai : « Le langage ne fait ici que traduire les conditions d’existence faites par la société aux sujets parlants ; ce langage est celui de l’insécurité, de la misère et des taudis dont les remugles flottent à la surface de la sentine linguistique[4]. »

Je voudrais faire une remarque. Quand les linguistes, en France, emploient le mot « peuple », ils désignent par là, exclusivement, la population ouvrière, polissonne ou clocharde de Paris. Le mot va de soi, si je puis dire ; depuis toujours, depuis les « crocheteurs de la halle au foin », il est bien entendu qu’il s’agit de Paris et de Paris seul. Les exemples le montrent abondamment : « Le peuple n’a guère de mots pour exprimer la beauté, il dit bath, “c’est chouette” ou “elle est gironde”, quand il a mille façons de traduire la laideur physique et morale : blêche, moche, tarte, tocard, avec leurs dérivés et de nombreuses images plus ou moins pittoresques : gueule de raie, tronche en coin de rue, etc[5]. »

Mais où diable les Français, peuple ou non, disaient-ils bath, chouette, blêche ou tocard, jusqu’à il y a très peu de temps, en dehors d’un périmètre de dix kilomètres de rayon autour de l’île de la Cité ?… Pour tout provincial ce vocabulaire est encore aujourd’hui, surtout chez les gens d’un certain âge, fortement marqué de « parisianisme » et nettement localisé ! P. Guiraud ajoute une liste de « façons de dire “sentir mauvais” » : « C’est cocoter, cogner, corner, cornancher, emboucaner, empoisonner, fouetter, gazouiller, poquer, puer, remuer, renifler, repousser, schlinguer, schlingoter, schipoter, taper, trouilloter. » À l’exception du générique « puer » et du banal « empoisonner », aucun de ces mots, avant le brassage patriotique de la Première Guerre mondiale, n’avait franchi les limites des anciennes fortifications de la capitale ! Certains n’en sont toujours pas sortis, et pour ma part, bien que j’aie de grandes oreilles je n’ai jamais entendu nulle part « cornancher », pas plus que « poquer » ou « gazouiller » dans ce sens !

À cette particularité de terminologie il y a une raison simple : il faut rappeler qu’en effet, en France, le peuple n’est pas de langue française — tout du moins il ne l’est que depuis très récemment. Il faut redire, tant cette évidence paraît neuve — et insolite aux étrangers — que sur tout le territoire de l’Occitanie, de la Bretagne ou de l’Alsace, etc., jusqu’à ces derniers temps seule la bourgeoisie, privée et administrative, utilisait le français, un français de bon aloi tout imprégné du collège. D’autre part, les populations des provinces franchimanes, telles la Champagne ou la Picardie, n’ont abandonné leurs vieux dialectes franciens qu’au début de ce siècle, au moment où les masses apprenaient dans les livres leur langue nationale.

Le peuple, au sens large, a toujours parlé basque, berrichon ou normand ; c’est la première et la plus fondamentale cause du manque de textes : hors de Paris, historiquement, le français populaire n’existe pas ou existe à peine. Quant à celui qui naît de nos jours du brassage des populations et sous l’influence des mass media, il n’est souvent que l’extension directe du « parigot » à l’ensemble du territoire. La deuxième raison est que les écrivains, issus pour la plupart de bonnes maisons, n’ont, bien sûr, employé que la langue dite commune — commune à la bourgeoisie. Ceux qui, par hasard, étaient issus du peuple avaient intérêt à cacher de leur mieux cette provenance et à ne pas laisser soupçonner par la familiarité de leur langage la médiocrité de leur engeance. S’ils l’avouaient c’était dans un style suffisamment « élevé » pour créer la distance entre la chose dite et la chose vécue — à de très rares exceptions près, ils en auraient plutôt rajouté dans la préciosité, reniant à qui mieux mieux tout ce qui aurait pu être un héritage, et aurait étayé cette zone de la langue, à la fois vivante et occulte, que M. Jacques Cellard appelle avec pertinence le « français non conventionnel. »

C’est le règne du mépris, auquel P. Guiraud fait encore allusion en d’autres termes lorsqu’il définit le « français des gens cultivés » : « Il n’accepte un terme venu du peuple que dans la mesure où il est démotivé et où son origine cesse d’être sentie. Or les locutions gardent longtemps comme un relent de leur provenance, et la société polie qui crée la langue commune a toujours soigneusement filtré les mots de métiers, les termes scientifiques, les provincialismes et les argotismes […]. Il y a un tiers état du langage qui a toujours été soigneusement tenu à l’écart ; on ne mélange pas les torchons et les serviettes[6]. »

Ce mépris des classes dirigeantes et écrivantes pour le langage populaire ne date pas d’hier. Lorsque Furetière, à la fin du XVIIe siècle, enregistre des termes familiers il prend soin de préciser qu’on les emploie « bassement », ou « odieusement. » Encore ces précautions n’étaient-elles pas suffisantes à son époque de haute répression puisque son Dictionnaire fit scandale et lui valut bien des ennuis ! Les lexicographes ont suivi jusqu’à nos jours la tradition du « bon usage », et il n’est pas jusqu’à l’actuel et admirable Dictionnaire analogique de Robert qui ne perpétue cette discrimination en affublant du méprisant « populaire » des expressions qui n’ont souvent d’autre défaut que de ne pas avoir franchi le cercle de l’écriture à médailles.

Cependant, le peuple — parisien donc — a mal suivi au XVIIe siècle le virage radical de la langue vers les hautes sphères pilotées par la Cour. Les gens, et pas nécessairement la « lie de l’humanité », ont continué à employer les mots usuels, les tournures qui leur étaient habituelles et qui leur semblaient bonnes. Ils sont devenus ainsi, sans qu’on les avertisse, archaïsants malgré eux. Molière faisait rire de ces tours et de ces vocables soudain démodés dans la bouche de ses petits personnages que sont les domestiques et les marchands.

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3

P. Guiraud, L’Argot, P.U.F., 1956.

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4

id., ibid.

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5

id., ibid.

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6

P. Guiraud, Les Locutions françaises, op. cit.