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LES DÉS

C’est fou ce que le hasard fait bien les choses ! Les gens qui jouent au 421 leur apéritif du dimanche sur le comptoir d’un bistrot animé savent-ils qu’ils perpétuent un geste et une tradition plusieurs fois millénaires ?… les dés constituent un des plus vieux amusements des hommes et ils ont commencé par être des osselets, avec seulement quatre faces. Les dés cubiques, inventés par les Lydiens, étaient déjà en usage chez les Grecs et bien sûr les Romains en étaient passionnés, comme plus tard notre Moyen Âge tout entier.

Au petit bonheur la chance

La notion même de hasard est liée au jeu de dés : le mot est dérivé de l’arabe az-zahr, le dé. La chance est, si je puis dire, du même côté. Le mot vient du vieux verbe « choir », tomber, qui a donné « chute » et aussi « chéance » — comme croire a donné créance. La chance/chéance est d’abord simplement la chute des dés. Elle peut être favorable ou défavorable, cela dépend comment tournent les petits cubes, et nous avons bien sûr « bonne chéance » ou « male chéance » (malchance), sans compter la « déchéance » tout court ! — « Tournée lors est la chéance du dé en perte et meschéance », dit un texte du XIIIe siècle.

On peut compliquer et jouer à la « chance à deux dés » ou à la « chance à trois dés » — comme le 421 !… Les chanceux, en somme, sont ceux pour qui tout « tombe bien » ! Certes, cela ne va pas sans comporter des aléas : le mot, du latin alea, signifie justement « coup de dés. » Jules César en prononçant son fameux Alea jacta est n’a pas dit autre chose que : les dés sont jetés. Ainsi va souvent le sort des nations.

Être bredouille

Un de ces jeux nettement aléatoires a été le célèbre trictrac, en grande faveur du XIIe au XIXe siècle, et qui n’est pas encore tout à fait perdu. C’est une sorte de record ! Il se joue « à deux personnes sur un tablier divisé en deux compartiments portant chacun six flèches ou cases du côté du joueur et autant du côté de l’adversaire. Chaque joueur a deux dés, un cornet pour les agiter, et quinze dames à jouer. La partie consiste à gagner douze trous » (Littré).

Évidemment un joueur habile peut les gagner tous les douze ; on disait dans ce cas, au XVIIe siècle, qu’il « jouait bredouille » : « jouer que l’on gagne toute une partie sans que les autres prennent un seul coup » (Oudin). « La tante était alors en affaire, & occupée à une partie de triquetrac qu’elle faillit gagner à bredouille », dit Furetière dans le Roman bourgeois (1666).

Le terme a passé très vite au perdant malheureux et acquis le sens figuré que l’on sait. Dans son dictionnaire, Furetière précise déjà en 1690 : « On dit qu’une femme est sortie bredouille du bal, quand elle n’a point été prise pour danser. » Autre manière de revenir sans gibier !

LES CARTES

Les cartes, venues beaucoup plus tard que les dés, sont apparues en Europe au XIVe siècle. Elles se sont développées au XVe et au XVIe. Au XVIIe siècle la Cour et la Ville y passaient leurs jours et parfois leurs nuits. On y jouait au piquet, à l’hombre, au triomphe, à la bruscambille, à l’écarté, au lansquenet, au reversis, à la comète (inventée par Louis XIV), au coucou, au hoc, au brelan, à la bassette et même au baccara. Pour de l’argent naturellement, et quelquefois beaucoup d’argent selon les fortunes…

Tel jour à la table du roi jouant au reversis « mille louis » sont sur le tapis, en pièces d’or — somme difficile à traduire : entre dix et vingt millions de nos anciens francs. « Le jour de Noël 1678, Mme de Montespan perd sept cent mille écus[75] » — une paille : à peu près deux milliards de centimes actuels ! Ce que c’est que le vrai loisir, à une époque où le pays affamé allait bientôt manger des racines !

Le jeu n’en vaut pas la chandelle

Vieille locution que l’on trouve chez Montaigne aussi bien que dans Corneille : et le jeu, comme on dit, n’en vaut pas la chandelle. À croire que les hommes n’ont jamais utilisé leurs soirées d’hiver autrement qu’avec des dés, des cartes, et des mises d’écus sonnants. L’expression signifie littéralement que les gains du jeu ne suffiraient pas à payer la chandelle qui éclairait les joueurs, lesquels d’ailleurs, dans les maisons modestes, laissaient en partant quelques deniers de cotisation pour rembourser cet éclairage !

Il est compréhensible que nos ancêtres aient accordé une attention continue à cette flammèche, et qu’ils aient refusé, comble du gaspillage, de la brûler par les deux bouts ! Ce bâton de suif, ou de cire dans les cas les plus luxueux, qu’il faut allumer, souffler, moucher, a été la source de maintes comparaisons, à commencer par la vie elle-même qui s’éteint parfois tout pareil. (Notons que vers 1300 une chandelle de grand luxe, faite de cire d’abeille très fine, s’est appelée « Bougie », du nom de la ville mauresque où l’on fabriquait les plus belles.)

Toujours est-il que ce lumignon a constamment servi de référence aux épargnes futiles :

Moult est fol qui tel chose épargne c’est la chandelle en la lanterne

dit le Roman de la Rose ; et un auteur du XVe donne cet exemple d’économie domestique :

Mais quand ce vint au fait de la dépense Ils restreignit œufs, chandelle et moutarde.
(E. Deschamps.)

C’est dire que les économies de bouts de chandelles ne datent pas d’hier. Il a même existé, paraît-il, une ordonnance royale mesquine qui obligeait le chancelier du royaume à restituer au trésorier les tronçons des chandelles dont il s’était servi !

Dans le même ordre d’idées on cite une anecdote sur Voltaire, que son tempérament fantasque poussait à de curieuses extravagances. Il était l’hôte, comblé d’honneurs et de présents (en plus d’une solide pension), du roi de Prusse Frédéric, et chaque soir après les causeries intimes ou les réceptions, il montait dans sa chambre en emportant du salon deux chandeliers à plusieurs branches sous prétexte de guider ses pas dans les corridors du palais, déclinant fermement l’offre des domestiques qui voulaient l’éclairer. Arrivé dans ses appartements il soufflait en hâte toutes ces bougies et il les revendait le lendemain pour quelques sous à un marchand de la ville ! Ce manège dura plusieurs mois avant d’être découvert. Étonnant Voltaire, qui écrivait par ailleurs : « Amusez-vous de la vie, il faut jouer avec elle ; et quoique le jeu n’en vaille pas la chandelle il n’y a pas d’autre parti à prendre. »

Pour illustrer complètement ce sujet lumineux il convient de rappeler que l’on peut voir trente-six chandelles en plein jour, davantage autrefois si l’on en croit Scarron : « L’hôtesse reçut un coup de poing dans son petit œil qui lui fit voir cent mille chandelles et la mit hors de combat. »

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R. Caillois, op. cit.