Ce qui me fait douter de l’origine purement « parisienne » d’être à la bourre, c’est que la locution existe aussi en occitan, liée au contexte du jeu : es a la bora (il est à la bourre) s’applique également par plaisanterie à d’autres jeux, tels que la belote, lorsqu’une équipe est très en retard dans le compte des points. Il semble que de cette idée d’être « à la traîne » on est passé à la notion générale de retard, un peu comme « être capot » s’est appliqué à toutes sortes de défaites (voir p. 164).
Se tenir à carreau
Pour éviter ces mésaventures rien de tel que de se tenir à carreau ! Du moins c’est ce que dit le proverbe : « Qui garde (ou se garde) à carreau n’est jamais capot. » Dicton qui, selon Littré, « n’est fondé que sur la consonance. »
Est-ce bien sûr ? L’expression me turlupine et je me demande si sa forme « tenir quelqu’un à carreau » n’est qu’une simple extrapolation fantaisiste de la première, ou si après tout on ne pourrait pas y voir une origine oubliée dans le véritable carreau — la flèche — de l’arbalète ? « Si mit un quariel en coche et traïst [tira] au roi » (XIIIe). Cette façon de dire existe également en occitan : se tener a carrel, où le mot a le même double sens.
Roger Caillois rappelle que « les quatre emblèmes des jeux français sont ordinairement tenus pour les symboles des différentes armes », et qu’il faut voir « dans le cœur le courage, vertu distinctive de la noblesse, laquelle compose exclusivement la cavalerie ; dans le pique, le rappel de l’arme caractéristique de l’infanterie ; dans le carreau, c’en est d’ailleurs le nom, le projectile lourd lancé par l’arbalète, où s’annonce l’artillerie ; dans le trèfle, enfin, le fourrage dont l’intendance a la responsabilité[78]. »
Il faut reconnaître que tenir quelqu’un au bout d’une arbalète est une position stable, et garder une place forte avec cette artillerie-là confère un certain sentiment de sécurité. Dans le Roman de la Rose, Guillaume de Lorris décrit ainsi les défenses de l’imprenable château de Jalousie :
*De quoi ne pas s’y frotter !
Il se pourrait que le jeu de cartes ait créé le jeu de mots entre l’arme et la couleur… Cela expliquerait du même coup la détestable réputation du valet de carreau : « On dit aussi pour mépriser quelqu’un que c’est un valet de carreau », dit Furetière. Or selon la symbolique traditionnelle le valet de carreau est Hector, le héros de Troie. (César est le roi, et Rachel la dame de la même couleur.) Il n’y a pas de quoi en faire un « homme méprisable. » Et si c’était un valet — un servant — d’arbalète : un soudard, un ruffian ?… C’est une hypothèse.
Ce qui est certain c’est que rester sur le carreau veut bien dire ce qu’il dit : sur le carrelage, sur le pavé. La grosse chute, déjà au XIIe siècle :
Être sous la coupe de quelqu’un
On sait ce qu’est couper les cartes : diviser le paquet en deux. Ce geste détermine l’ordre définitif dans lequel elles seront distribuées dans le jeu. Aujourd’hui simple routine, on lui accordait autrefois une valeur quasi magique dans la fixation du sort. Au point que le joueur qui se trouvait placé immédiatement après le coupeur se considérait comme sous son influence directe, dans une dépendance qu’il redoutait. Il était « sous la couppe » d’un tel et sa chance en dépendait. « Les joüeurs ont cette sotte croyance qu’il y a des gens qui ont une couppe malheureuse, qui ne veulent point être sous leur couppe », dit très raisonnablement Furetière. Il ajoute en passant : « Ils appellent une couppe foireuse celle qui n’est pas nette, et dont on laisse échapper quelques cartes en coupant. »
À propos de coupe foireuse, il existe celle des tricheurs, sous laquelle effectivement il vaut mieux ne pas se trouver. Une façon d’obliger quelqu’un à couper là où on le désire est le système du pont : « carte cintrée, introduite dans un jeu de manière que la coupe se porte à l’endroit où elle est placée » (Esnault). C’est ce que l’on appelle couper dans le pont, c’est-à-dire, au figuré, être la victime crédule d’un stratagème quelconque. On a dit par la suite « couper dans la combine. » Aucun rapport avec « couper les ponts », sauf, bien sûr, si la dupe se fâche !
Savoir de quoi il retourne
Bref, en toutes choses, il vaut mieux savoir à l’avance de quoi il retourne. Furetière, encore, l’explique très bien : « Retourne. Terme du jeu du Berlan, de l’Homme, & de la Triomphe. C’est la carte qu’on découvre sur le talon des cartes. La retourne ou la triomphe est de cœur. Les bons joüeurs condamnent le tricon de retourne. Il retourne de pic, de carreau. »
En somme la retourne c’est l’atout. C’est vrai qu’il vaut mieux le connaître !
Être capot
Cela évite en particulier d’être capot, ne pas faire un seul pli. Le mot s’employait au XVIIe siècle : « Vous allez faire pic, repic et capot tout ce qu’il y a de galant dans Paris », dit Molière. Le Bloch & Wartburg explique ainsi la tournure : « Celui qui n’a pas fait de levée au jeu est dans un extrême embarras, comme si on lui avait jeté un capot (manteau avec capuchon) sur la tête. »
La métaphore ayant été rajeunie au féminin par un manteau mieux connu, nous disons aussi prendre une capote. Il est à signaler que l’allemand kaputt, beaucoup employé naguère, a été emprunté du français à l’époque de la guerre de Trente Ans !
Les cartes ont fourni bien d’autres locutions à la langue courante, dont certaines gardent un rapport direct et évident avec le jeu lui-même. Je citerai pour mémoire : connaître le dessous des cartes, brouiller les cartes, jouer cartes sur table (éviter d’en garder dans sa manche !), avoir de sérieux atouts, passer la main (passer son tour de distribuer), jouer son va-tout (miser tout l’argent dont on dispose en une seule fois), amuser le tapis (jouer un petit jeu), etc.