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Les mots ont cheminé pourtant, à l’écart de la culture officielle, pendant plusieurs centaines d’années, pour resurgir parfois au XIXe et au XXe siècle, et revenir dans l’usage quotidien, parfaitement vieux et parfaitement vivants. Briffer, trimer, jacter, font partie de ces mots maquisards qui datent pour les plus récents du XVIe siècle et ont eu à leur heure les honneurs de la langue littéraire ancienne. La gadoue n’est pas un mot d’argot, c’est la boue mélangée d’excréments au XVIe siècle, et derrière le baratin il est facile de discerner le barat du Moyen Âge, la tromperie.

Il a fallu l’établissement, ces vingt dernières années, des Atlas linguistiques de la France, et aller interroger les vieux paysans à cinquante kilomètres de Paris sur leur langue de tous les jours, pour s’apercevoir que d’autres termes de vieux français avaient survécu là, nullement dérangés, à l’écart des livres, des procès et des gazettes, depuis toujours… Étrange d’ailleurs, dans un pays si fier de sa haute culture, que l’idée de ces atlas linguistiques comme on peut en dresser en Afrique ou en Océanie. Pour ne citer qu’un seul exemple de ces inquiétantes découvertes, on s’est aperçu que le verbe guetter avait conservé son sens étymologique de veiller, garder, surveiller, jusqu’aux portes de la capitale ! Une guetteuse d’enfants désigne chez ces tribus d’outre-boulevard, autochtones de Hurepoix, ce que le bon goût parisien et la pénurie nous ont forcés à appeler récemment une baby-sitter !

Ce rejet d’une partie de la langue, de ce français — ironie délicate — « non conventionnel », est la raison pour laquelle il est si difficile de savoir d’où viennent des expressions comme « faire du foin » ou « rester comme deux ronds de flan » — si difficile de retrouver son chemin dans le grouillement d’expressions familières en usage aujourd’hui, qui ne sont pas forcément récentes, mais dont les traces manquent totalement. On patauge, on s’enlise, on tourne à la confusion.

Dans le même ordre d’idées, le rejet traditionnel par les grands dictionnaires, en particulier ceux du XIXe siècle, de tout ce qui touche de trop près au sexe et à l’érotisme ne facilite pas la compréhension de nombre de phénomènes langagiers ; cette tradition de pudibonderie, suivie par l’Université dans son ensemble, obscurcit même des zones importantes d’influences et de jeux de la langue, pas seulement populaire. Ces absences volontaires ont en particulier inculqué chez les gens d’aujourd’hui l’idée vague et fausse que les mots érotiques et les mots crus sont plus ou moins des inventions récentes dues à la polissonnerie de notre siècle — ma pauvre dame, où allons-nous ! — et que les gens des siècles passés, dans leur grande sagesse et leur absence de cinéma, ne le disaient qu’avec des fleurs !

Outre le fond de moralité officielle et hypocrite du Second Empire qu’il faut prendre en compte, la cause de cette sous-information réside dans la personnalité même des deux grands lexicographes du siècle dernier : Pierre Larousse et Émile Littré. En dépit des tendances socialisantes et libérales du premier, ils étaient tous deux des hommes d’ordre et d’intérieur. La vie minutieusement réglée et douillettement familiale de Littré, entre sa femme excellente cuisinière et sa grande jeune fille, de plus en plus grande et de moins en moins jeune d’ailleurs, qui l’aidait à mettre ses fiches à jour, disposait mal l’admirable chercheur à disserter sur la bagatelle !

Il n’est qu’à lire dans le Littré l’article cul en entier, par exemple, pour imaginer la torture que ça a dû être de le rédiger dignement. Mais le cul a été tellement utilisé, si j’ose dire, que l’érudit est bien obligé d’en rendre compte. Ça l’entraîne loin, il frise le scabreux ! Cependant les citations sont là, elles abondent, exigeantes, et des meilleurs auteurs, très XVIIe : La Fontaine, Molière, Mme de Sévigné, qu’on ne peut écarter… On sent que Littré se serait bien passé de noter dans son dictionnaire : « Baiser ou lécher le cul à quelqu’un, lui témoigner une soumission servile », sans cette malencontreuse phrase de Saint-Simon : « Le chancelier me répondit qu’il voudrait me baiser le cul… » En fin de liste il prend une profonde respiration, et sa distance : « Toutes ces locutions sont du langage très familier ou du langage bas » précise-t-il.

Juste revanche, la pudibonderie du savant lui a fait commettre quelques bévues amusantes. Littré note par exemple : « Jouer de l’épée à deux jambes, s’enfuir au lieu de combattre. » Erreur ! Il s’agit de « coïter » avec cette épée-là, pas de courir ! (Voir p. 88–89.)

Néanmoins la publication ces dernières décennies du Französisches etymologisches Wörterbuch, l’ouvrage monumental d’étymologie de la langue française (le FEW) de W. von Wartburg, a remédié dans une certaine mesure à la pénurie des textes. Il constitue une documentation incomparable que ne possédaient pas les chercheurs de naguère, et qui a permis d’ajuster un grand nombre de mots et de locutions, rendant caduques bien des hypothèses traditionnelles.

En établissant le présent recueil je me suis appliqué à utiliser les recherches les plus récentes faites d’après ces sources. Si je me suis laissé aller à rêver, moi aussi, et à faire état de quelques élucubrations personnelles, j’ai pris soin de les présenter en tant que telles, c’est-à-dire aléatoires par définition. — C’est ce qu’il y a de formidable dans ce genre de travail : ça n’empêche pas de rêver, l’important est de savoir qu’on rêve.

J’ai essayé de jeter un pont entre la langue de tous les jours et l’ancienne, libre et pleine de sève de nos aïeux — beaucoup moins « étrangère » que ne le laisse supposer son appellation d’ancien français. Celui qui n’a jamais fait quelques incursions « en version originale » dans la très belle et très riche littérature du Moyen Âge n’a, à mon avis, qu’une vision tronquée de la langue contemporaine. J’ai donc puisé autant que possible à ces sources toniques, d’une fraîcheur tout écologique, pour l’exemple et aussi pour le plaisir ! J’ai voulu laisser entrevoir à un public non spécialiste les racines qui, si on les connaissait mieux, feraient moins ricaner les beaux esprits à propos des langues nationales minoritaires de ce pays, et permettraient de mieux apprécier ce que l’occitan ou le breton ont de précieux et d’irremplaçable.

J’ai fait un choix, parmi les locutions que tout le monde connaît et utilise, pour retenir celles qui m’ont paru les plus riches ou les plus amusantes, ou dont l’origine éclaire tout à coup un morceau du passé. Les plus anodines ne sont pas les moins surprenantes. Reste que j’ai dû laisser en suspens des centaines de fiches incomplètes, incomplétables peut-être, un vaste terrain sur lequel il ne faut avancer qu’en tâtant de l’orteil sous peine de s’embourber jusqu’aux yeux… Seules les fourmis se retrouvent bien dans un marécage !

Tout le monde, dans ce domaine, a fait des erreurs. Il n’y a aucune raison pour que j’en sois exempt. Ce serait « mathématiquement » impossible. En dévoilant quelques horizons j’espère seulement avoir donné au lecteur, avec l’envie d’en savoir davantage, une mise en garde. — En éveillant son désir je lui aurai peut-être, en somme, mis la puce à l’oreille !