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Pourtant, principale source d’énergie pendant un millénaire et moyen de transport presque unique, le cheval qui a révolutionné en son temps aussi bien la manière de cultiver la terre que de se battre aux armées a joué dans le développement de la civilisation occidentale un rôle aussi capital que celui de l’électricité depuis une centaine d’années. Il n’est pas étonnant qu’il soit resté de ses bons et loyaux services un nombre remarquable de façons de parler.

Tirer à hue et à dia

Ce n’est pas le signe d’une bonne organisation dans aucun domaine que de tirer sans cesse à hue et à dia !… Ce sont là des termes, dit Furetière, « dont se servent les chartiers pour faire avancer les chevaux par le droit chemin. Il est venu en usage dans cette phrase figurée et proverbiale : Il n’entend ni à dia, ni à hurhaut ; pour dire, c’est un brutal qui n’entend point la raison, quelque parti qu’on lui propose. Les Chartiers se servent de dia pour faire aller leur cheval à gauche, & de hurhaut pour les détourner à droite. » En effet, Roger de Collerye disait très justement au XVIe siècle :

A propos un chartier sans fouet Qui ne dit dea ni hurehau Pourrait-il toucher son chevau ?

Droite ou gauche, un choix capital certes, mais souvent difficile à opérer. « Il est normal que les uns tirent à hue et les autres à dia — disait R. Escarpit dans un de ses billets du Monde. À ne pas vouloir choisir, au mieux on reste immobile, au pire, on est écartelé. »

Enfourcher son dada

Dia ! Dia !… criaient donc les cochers, claquant leur fouet en guise d’accélérateur. Da ! Da !… reprenaient les bambins, dès le plus jeune âge. C’est ainsi que le noble animal est devenu dada dans la langue enfantine, dès les temps anciens, comme naguère l’automobile était devenue « toto. »

Il est naturel qu’un animal à la fois aussi prestigieux pour un enfant et aussi familièrement quotidien ait toujours constitué le jeu favori et obstiné des petits garçons, sous la forme de substituts divers, allant du simple bâton empanaché au cheval de bois toutes catégories, dont la chaise à bascule ornée d’une tête de bidet constitue la version bébé. Selon Rabelais, un ancêtre de Pantagruel avait échappé au Déluge en chevauchant l’arche de Noé dans laquelle, vu sa taille, il n’avait pu trouver place : « Il estoit dessus l’Arche à cheval, jambe deçà, jambe delà, comme les petitz enfans sus des chevaulx de boys. »

La fascination pour le jouet s’est transportée naturellement sur les amusettes et autres idées fixes du monde adulte, qu’il s’agisse d’une collection de castagnettes andalouses, ou bien des obscurs branchements des radioamateurs. Notons en passant que l’anglais hobby, de hobby-horse (cheval de petite taille), a exactement le même sens et la même évolution.

Enfourcher son dada est donc à peine une métaphore. « Un homme qui n’a point de dada ignore tout le parti que l’on peut tirer de la vie », affirme Balzac. Je dirai que dans bien des cas un dada aide à vivre, tout simplement.

Se mettre à poil

« À poil ! Tout le monde à poil ! » chantait P. Perret. L’expression, dans son acception tout à fait ordinaire de « nu comme un ver », paraît s’entendre d’elle-même puisque dans la tenue d’Adam et Eve tout un chacun montre ses poils là où ils sont. Il s’agit pourtant là d’une motivation secondaire qui fait aujourd’hui la drôlerie et peut-être le plaisir du mot.

En réalité à poil s’est d’abord appliqué aux chevaux, et constitue une variation de l’expression à cru, qui signifie à même le poil, sans selle ni couverture : « On dit aussi qu’on monte un cheval à poil, quand on le monte sans selle, & le dos tout nud. » (Furetière.) Autrefois les deux expressions s’employaient indifféremment en équitation. Ne pas confondre : « un garçon d’écurie vint à poil et au grand galop me trouver » (Barbey d’Aurevilly) ne veut pas dire que le gaillard était tout nu !

Cela dit, à cru s’employait également pour les personnes dès le XVIIe siècle pour « à peau nue. » « Leurs transparents seraient plus beaux si elles voulaient les mettre à cru », suggère Mme de Sévigné (les transparents étant des robes de dentelles portées sur des habits de brocart). Il est difficile de savoir si l’on disait également « à poil » dans le même sens dès cette époque, mais il est probable que non. À poil avait alors un tout autre sens : celui de « brave, courageux. » « Un homme à poil, un homme résolu », dit Littré. C’est ce sens qui a donné les fameux « poilus » (les intrépides), dès avant la guerre de 1914–1918.

Le poil de la virilité, de la bravoure, le poil guerrier — lequel a donné aussi avoir du poil au ventre, et même « au cul » (avec son euphémisme « aux yeux ») — nous vient de loin.

Si notre estomac est velu Mars, comme nous, l’avait pelu

dit du Bellay, évoquant le dieu de la Guerre. Avant lui Rabelais rapporte la tradition de vertu et de force accordée à la pilosité. Lorsque Pantagruel naquit, les sages-femmes s’émerveillèrent : « … Voicy sortir Pantagruel, tout velu comme ung ours, dont dist une d’elles en esperit prophétique : “Il est né à tout le poil : il fera choses merveilleuses ; et, s’il vit, il aura de l’eage [âge].” »

En tout cas les deux sens de à poil — force et nudité — ont coexisté un certain temps avant que le second l’emporte. En 1889 Le Père Peinard use simultanément des deux acceptions — d’abord dans le récit d’une bagarre : « [Les petits crevés des cercles catholiques] avaient à faire à des gars à poil et qui ne sont bougrement pas manchots : les chaises volent que c’est un vrai beurre ! » — puis dans le compte rendu d’une exposition de peinture : « [Vallotton] nous montre une tripotée de femmes, des jeunes et des vieilles à la baignade, y en a à poil, d’autres en chemise. » On ne saurait être plus clair.

On peut toutefois être certain d’une chose : dans les salles de garde de la cavalerie, la perspective de monter tantôt un cheval à poil, tantôt une femme de même, a dû faire rire aux larmes plus d’un grenadier !

À bride abattue

La bride est le « harnais placé à la tête du cheval et destiné à l’arrêter ou à le diriger, selon la volonté du conducteur. » Une façon de laisser à la bête l’entière liberté de ses mouvements est naturellement de lui laisser la bride sur le cou, symbole de parfaite non-directivité. On peut aussi tourner bride : faire un demi-tour complet, et généralement détaler dans le sens inverse. Avant de pouvoir « mettre l’accélérateur au plancher » les gens se déplaçaient à bride abattue, autre façon de laisser à la monture tout son élan et toute son impétuosité. Ainsi c’est « sans réserve ni retenue » qu’il faut comprendre dans ce mot de Mme de Sévigné : « Elle a un amant à bride abattue », et non pas une allusion à l’extrême rapidité de la chose.