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L’honneur d’être parrain s’accompagne traditionnellement de celui d’offrir des dragées à la ronde à l’issue de la cérémonie du baptême. Au temps où les messes étaient carillonnantes et les friandises rares, dans certains villages les gamins s’attroupaient devant le porche de l’église et guettaient la sortie du nouveau chrétien inconsolable, que l’onction sacrée et l’eau froide venaient brutalement d’arracher au sommeil. L’heureux parrain plongeait alors la main dans un sac et, du haut des marches, lançait à la volée des poignées de dragées, roses pour les bébés filles, bleues pour les garçons, que les gosses cueillaient sur les pierres, arrachaient à la poussière et aux touffes d’herbe avec une précipitation joyeuse, couvrant momentanément de leurs cris les hurlements sincères de l’enfant oint !…

Ce geste d’aimable prodigalité s’accorde mal avec l’expression autoritaire « tenir la dragée haute » à quelqu’un, qui signifie lui faire attendre longtemps, et ne lui accorder que parcimonieusement ce qu’il désire. C’est qu’en effet il s’agirait selon certains d’une autre sorte de dragée, en l’occurrence une botte de fourrage vert, ou dragée de céréales, anciennement « dragie », « mélange de grains qu’on laisse croître en herbe pour les bestiaux. » La dragée de cheval en particulier est composée de froment et de sarrasin. Il s’agirait donc aussi d’une manière de dessert, une friandise dont la bête est particulièrement gourmande, et qu’il convient de lui prodiguer avec modération en la plaçant à une hauteur convenable dans le râtelier, hors de sa portée, de sorte à l’habituer à maîtriser sa gloutonnerie. Tenir la dragée haute serait donc un exercice de dressage analogue à celui du « susucre » offert à un chien sous certaines conditions d’obéissance ou d’équilibre sur ses pattes de derrière.

Cela dit, la dragée de sucre ou de miel est elle aussi une friandise ancienne, le prototype de tous les bonbons, convoitée par les bambins de toutes époques, les pages, les chambrières, et je pense que la hauteur où elle était tenue a autant de sens pour eux que pour les quadrupèdes.

Avoir la fringale

Avoir la fringale est un signe de bonne santé lorsque l’on dispose de tout ce qu’il faut pour l’apaiser… La fringale est peut-être à l’origine une maladie des chevaux : la boulimie. Selon les étymologistes le mot est une transformation de faim-valle, ou mauvaise faim : « sorte de névrose qui force les chevaux à s’arrêter tout à coup, et ne leur permet de reprendre le travail qu’après que le besoin de manger qui les saisit est satisfait. » (Littré.) Au XVIe siècle Antoine Baïf résume ainsi les malheurs de l’imprévoyante cigale :

Tout l’été chante la cigale. Et l’hiver elle a la faim-vale.

La variante faim-calle a vécu jusqu’au XIXe siècle, au sens de « faim de loup », et Raspail l’emploie dans son compte rendu de première main sur les conditions d’existence dans les prisons parisiennes où il avait séjourné : « M. le Directeur, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, permet aux guichetiers, pourvu qu’ils soient payés d’avance, de vous apporter des mets moins lourds à l’estomac et moins piquants au palais ; on va les chercher au restaurant désigné par la police. Mais comment aurait-on envie de prendre quelque chose sur de telles tables ? Il faut éprouver une faim canine, une faim-calle, pour se sentir en appétit ! » (Lettres sur les prisons de Paris, 1831.)

Par ailleurs le mot fringale apparaît dans son sens déjà actuel dans l’édition de 1836 du Dictionnaire de Napoléon Landais : « Fringale, faim subite dont on est saisi hors de l’heure des repas : avoir la fringale. » La maladie des chevaux dont parle Littré n’a peut-être été nommée ainsi que par assimilation à la faim humaine…

Jeter sa gourme

Il semble que la gourme soit une maladie passagère et nécessaire chez les jeunes poulains, chez qui elle est une inflammation de la bouche. De là on est passé aux enfants auxquels il pousse des croûtes, que l’on considérait autrefois comme purificatrices. Furetière l’a définie ainsi : « Gourme, mauvaise humeur & corrompüe qui sort du corps des enfans. Ce n’est pas un mauvais signe, quand les enfans sont galeux, il faut qu’ils jettent leur gourme. On dit figurément des jeunes gens qui entrent dans le monde & qui ne savent pas encore vivre, qu’ils n’ont pas encore jeté leur gourme. »

ANIMAUX DIVERS

En Europe occidentale le loup, ancienne terreur des petits enfants, n’est plus qu’un souvenir, un vieil animal de fable. Il continue à vivre dans le langage, mémoire mythique des nations — une faim de loup, un froid de loup. En France, il a été un réel prédateur jusqu’au milieu du XIXe siècle, mais nous nous sommes habitués à son absence. Nous sommes devenus trop nombreux sur ce coin de planète, où nous instituons nos propres prédations, pour coexister avec l’habitant des bois. Un loup chasse l’autre !…

À la queue leu leu

Le mot leu n’est pas autre chose qu’une ancienne forme de loup. « Hareu, le leu ! le leu ! le leu ! » criaient les bergers picards. Il a laissé des traces dans le nom Saint-Leu, pour Saint-Loup, et naturellement dans la description de gens marchant l’un derrière l’autre — « queue à queue, comme les loups quand ils s’entresuivent » : à la queue leu leu ! Cela bien avant que les romans de Fenimore Cooper nous fassent parler de « file indienne. »

Pourtant le redoublement du mot leu n’est qu’une erreur d’écriture, déjà très ancienne. Il constitue une mauvaise (ou amusante) interprétation de la vieille langue où « de » et « du » ne s’employaient pas toujours pour désigner l’appartenance : Château-Gaillard veut dire « le château de Gaillard » et Choisy-le-Roi, « Choisy du Roi. » Ainsi la queue du loup était simplement « la queue le loup », et en Picardie : « la queue le leu », qu’on a fini par écrire « leu leu. » Du reste Rabelais cite la forme « à la queue au loup. »

Si l’expression a eu autant de vitalité c’est qu’elle servait à désigner « un jeu de petits enfans », un jeu tout bête, et toujours amplement pratiqué dans les cours d’écoles maternelles, qui consiste à courir en rang d’oignons en tenant le tablier de celui qui précède… C’est le petit train ? Bien sûr ! Simple changement de motivation. Des centaines de générations de bambins se sont divertis de la sorte, bien avant que les trains existent. Celui qui court en tête de file, avant de faire la locomotive, faisait tout bonnement le « leu » !

C’est à se demander si ce ne sont pas les trains qui ont réellement copié sur les petits enfants, et à travers eux sur les loups ?… On comprend mieux dès lors la perplexité des vaches le long des voies ferrées, et l’abîme de réflexions où les plonge la « récupération » humaine des instincts ancestraux.

Connu comme le loup blanc

Quand un loup rôdait à proximité d’un village, la nouvelle avait vite fait le tour de ses habitants. La menace qu’il représentait pour les troupeaux, et aussi pour les enfants, bien que réelle, était aussitôt exagérée par un vent de panique dont il est difficile de cerner la part de l’imaginaire. Toujours est-il que c’était un animal rapidement identifié et qu’il était bien difficile à un brave loup de se promener incognito dans la campagne. De là la comparaison classique : « On dit aussi qu’un homme est connu comme le loup — dit Furetière — pour dire qu’il est extrêmement connu : & cela ne se dit que d’un homme de qui on peut se donner liberté de dire ce qu’on en pense. »