Выбрать главу

Ménager la chèvre et le chou

À vouloir plaire aux uns on s’attire souvent la colère des autres, et il est parfois difficile de ménager la chèvre et le chou !… Dans cette curieuse locution il faut comprendre le verbe ménager, non pas dans le sens actuel d’épargner, mais dans celui qu’il avait autrefois de « conduire, diriger » — que l’anglais a conservé sous la forme quasi internationale de manager et management. Une « bonne ménagère » est étymologiquement celle qui dirige bien les affaires de sa maison. « Le fait d’un bon mesnager — dit La Boétie au XVIe siècle — c’est de bien gouverner sa maison. » On comprend que l’on soit passé de là au sens d’économie domestique !

C’est donc « conduire la chèvre et le chou » qu’il faut entendre à l’origine de l’expression, ces deux antagonistes ancestraux, prototypes du dévoreur et du dévoré, du faible et du fort, du couple dominant-dominé qui a toujours besoin d’un arbitre, d’un gardien, d’un législateur ; le duo a donné aussi mi-chèvre, mi-chou, moitié agressif, moitié soumis, donc incertain, hésitant à pencher vers un bord ou un autre.

En tout cas il faut être habile pour faire cohabiter ces deux ennemis, ou les emmener en voyage. Une histoire fort ancienne illustre la difficulté de leur « conduite » : c’est le fameux problème du passage d’un loup, d’une chèvre et d’un chou.

Un homme doit faire traverser une rivière à ces trois « personnages », mais le pont est tellement étroit, ou la barque si frêle, qu’il ne peut en passer qu’un seul à la fois. Bien sûr il ne saurait à aucun moment laisser ensemble sans surveillance ni le loup avec la chèvre, ni la chèvre avec le chou ! Il doit donc faire appel à une astuce particulière, sujet de la devinette, et vous pouvez mettre la sagacité de vos amis à l’épreuve de ce classique qui a fait la joie de nos aïeux. Solution : on passe d’abord la chèvre, le loup et le chou restant seuls ne se feront aucun mal. On la laisse de l’autre côté et on revient « à vide » chercher le chou. Une fois celui-ci sur l’autre rive — c’est là l’astuce — on ramène la chèvre avec soi. On la laisse seule à nouveau, pendant que l’on fait traverser le loup que l’on ré-abandonne avec le chou, mais sur l’autre bord. On a alors tout le loisir, dans un aller-retour supplémentaire, d’aller rechercher la chèvre, afin que les trois protagonistes se retrouvent sans dommage sur la rive opposée, en compagnie de leur habile gardien.

Cette histoire était déjà célèbre au XIIIe siècle, où savoir « passer la chèvre et le chou » était déjà une expression figurée d’habileté dans la discussion, comme en témoigne ce passage du Guillaume de Dole en 1228 :

Si lui fait lors un parlement [96] De paroles où il lui ment : Pour passer les chèvres, les chous, Sachez que il n’estoit mie fou.

Comme on voit, la locution ne date assurément pas des dernières neiges ; Mme de Sévigné écrivait le 25 mai 1680 : « Et si, en tournant le feuillet, ils veulent dire le contraire pour ménager la chèvre et les choux, ils auront sur cela la destinée à mon égard de ces ménageurs politiques, et ils ne me feront pas changer. »

Payer en monnaie de singe

Le singe est parmi les animaux exotiques celui qui a été connu le plus tôt sous nos climats. Dès le Moyen Âge il a fait l’objet d’une curiosité soutenue de la part des foules, et il semble qu’à partir de la Renaissance nombre de maisons cossues hébergeaient un singe domestique qui faisait la joie des petits et des grands. Saint Louis, pour sa part, avait émis un règlement qui dispensait les amuseurs de payer le droit de passage sur le Petit-Pont, à Paris, notamment les montreurs de singes, lesquels faisaient exécuter quelques tours à leurs bestioles en manière de paiement.

Voici le passage crucial de ce curieux édit, tel qu’il apparaît dans le Livre des Métiers d’Estienne Boileau, vers l’année 1268 : « Li singes au marchant doibt quatre deniers, se il por vendre le porte ; si li singes est à homme qui l’aist acheté por son déduit, si est quites, et si li singes est au joueur, jouer en doibt devant le péagier, et por son jeu doibt estre quites de toute la chose qu’il achète à son usage et aussitôt le jongleur sont quite por un ver de chanson. » (in Quitard.) (Le singe du marchand doit quatre deniers, si celui-ci le porte vendre ; si le singe appartient à un homme qui l’a acheté pour son divertissement, il est quitte, et si le singe est à un montreur, il doit faire des tours devant le péagier, et pour son jeu doit être quitte de toutes les choses achetées à son usage, et de même les jongleurs sont quittes pour un couplet de chanson.)

Ce serait là l’origine lointaine, au travers d’un usage qui s’est perpétué, de l’expression payer en monnaie de singe, qui signifie « ne pas payer du tout », souvent en lanternant son homme avec des belles paroles et des simagrées. Rabelais l’employait déjà en 1548, dans son Quart Livre : « D’entre les quelles frere Jan achepta deux rares et précieux tableaux (…) painct et inventés par maistre Charles Charmois, painctre du roi Megiste ; et les paya en monnoie de cinge. »

Il faut croire que les anciens gardiens de ponts étaient des amateurs de grimaces, de très joyeux lurons guichetiers ! On a certes restitué les péages (droit de poser le « pied ») sur les autoroutes, mais la nouvelle vague de péagers et de péagères me paraît infiniment plus morose : la monnaie de singe n’a guère plus cours sur nos chemins !

Peigner la girafe

Par contre la girafe est un des animaux exotiques de première grandeur, si j’ose dire, qui est demeuré le plus longtemps mystérieux, voire carrément fabuleux pour les Français. À la fin du XVIIe siècle Furetière n’hésite pas à écrire : « Giraffe : Animal farouche dont plusieurs auteurs font mention mais que personne n’a vu… Mais la plupart des curieux croyent que c’est un animal chimérique. »

On imagine donc l’enthousiasme des foules lorsque la première girafe, en chair, en os et en cou, posa pour la première fois le pied sur notre sol au XIXe siècle. Elle débarqua à Marseille le 26 octobre 1826, envoyée en présent à Charles X par le pacha d’Égypte, Mohamed Ali. Hébergée tout l’hiver à la préfecture de Marseille, elle fut conduite à Paris à pied, en cortège, dès le printemps suivant, et pendant les quarante jours du voyage la foule s’amassa sur le parcours dans une préfiguration de ce qui serait plus tard le public du Tour de France ! La plupart des auberges où la caravane avait fait halte prirent l’enseigne À la girafe !

вернуться

96

Discours.