Quoi qu’il en soit il s’agit d’une très vieille habitude que n’ont probablement pas instaurée les soldats !
Filer à l’anglaise
Le moyen le plus discret de prendre de la distance est encore de filer à l’anglaise. M. Rat commente ainsi l’expression : « Partir sans prendre congé — par allusion au sans-gêne des Anglais. » À mon avis c’est un peu court, et pas très gentil pour les inventeurs du « fair play »…
En fait, il faut se souvenir que si les Allemands nous ont servi d’ennemis héréditaires pendant quatre-vingts malheureuses petites années (bien remplies, c’est vrai !), les Anglais, eux, ont été nos ennemis mortels quasi permanents pendant sept longs siècles et davantage. Le temps de forger de part et d’autre une vraie, une solide antipathie dont il reste forcément quelque chose dans la langue… Du XVe au XIXe siècle un « anglais » désignait un créancier grippe-sou, un usurier :
dit Clément Marot — sans doute en souvenir des impôts et des taxes diverses levés, par le « parti anglais », au cours de la guerre de Cent Ans.
De tous les temps les armées ont aimé s’accuser réciproquement de lâcheté ; voici un peu glorieux portrait, dû pourtant à la plume du prudent Raspail, de Wellington, le vainqueur de Waterloo, et qui traduit assez bien le peu d’estime que l’on éprouvait encore en France vers le milieu du XIXe siècle pour les combattants anglais : « Wellington, général en chef de l’armée anglaise, toujours battu en Espagne par nos simples généraux ; jamais vainqueur, si ce n’est en guérillero et contre des convois ; (…) et dont l’unique tactique consistait à trouver une position à ses yeux inexpugnable, pour transformer son champ de bataille en une citadelle où il se barricadait avec des forces doubles de celles de l’ennemi ; il profitait ensuite de l’ombre de la nuit, pour s’esquiver sans tambour ni trompette, dès qu’il voyait la furie française sur le point de le prendre à l’assaut ; comptant ainsi au nombre de ses victoires la chance d’avoir échappé à l’ennemi. » (Raspail, Almanach pour l’année 1866.)
Cependant, en dépit de ce fond culturel méprisant sur lequel elle a étayé son succès, l’expression filer à l’anglaise était apparemment inconnue au XIXe siècle, et n’apparaît que dans les toutes premières années du XXe.
Peut-être y a-t-il eu une formation argotique à partir du verbe « anglaiser », voler, en usage à la même époque ; « à l’anglaise » serait « à la manière sournoise de celui qui vient d’anglaiser quelqu’un » : se tirer à l’anglaise, partir « comme un voleur » ?… Peut-être faut-il voir l’origine de l’expression dans des façons encore moins reluisantes, et chercher du côté des « cabinets. » En effet « l’Anglais » désignait, dès 1883 selon Esnault, « les latrines des conscrits à Saint-Cyr : dire deux mots, ou écrire à l’anglais, user de ce retrait. » Cette interprétation se trouverait corroborée par une curieuse notation de Zola dans l’Assommoir, en 1877 : « … une après-midi, sur la place de la Bastille, elle avait demandé à son vieux trois sous pour un petit besoin, et que le vieux l’attendait encore. Dans les meilleures compagnies on appelle ça pisser à l’anglaise. »
« Pisser à l’anglaise », s’enfuir clandestinement en utilisant le subterfuge des chiottes, des « anglais », de là « se tirer à l’anglaise », puis « filer à l’anglaise » ? — Ça me paraît être l’hypothèse la mieux fondée, en l’état des choses.
Les Anglais ont débarqué
L’anglophobie nous a également valu cet « euphémisme » pour « avoir ses règles », qui n’est pas très joli, et même beaucoup plus cru et désagréable que les mots qu’il est censé adoucir, ce qui est le comble pour un euphémisme. Je le cite simplement pour étayer mon propos, et signaler qu’il est bien antérieur aux célèbres galipettes de 1944 sur les plages de Normandie !
J. Cellard, qui a analysé l’expression, la rapportant aux fameux « habits rouges », uniforme des soldats anglais « connu des Français par les guerres napoléoniennes et l’occupation des années 1815–1820. Le même euphémisme fondé sur le « rouge » du sang menstruel a été utilisé au XVIIIe siècle sous la forme : attendre, recevoir un courrier de Rome, par allusion au rouge de la robe cardinalice. (Les Anglais ont débarqué) évoque à la fois la soudaineté d’une invasion ennemie, l’occupation du territoire, et le flot qui amène l’ennemi » (in D.F.N.C.).
Ces remarques sont d’autant plus pertinentes que l’expression était en usage dans le parler populaire parisien justement à partir des années 1820, alors que le souvenir de l’occupant haï se pavanant sur les boulevards de la capitale était encore tout frais. Témoin ce passage du Bossu Mayeux, œuvre anonyme de 1832, et riche en locutions souterraines et codées : « Une fois chez nous, je fermai la porte avec soin et je la fis entrer dans le cabinet où nous couchions moi et mon frère. Enhardi par le vin que j’avais bu, je bravai cette fois ses prières et ses larmes, je bravai bien plus, je bravai les Anglais qui étaient débarqués, et je fus vainqueur. Mais je ne pus reconnaître parmi tant de sang s’il s’en mêlait quelques gouttes de virginal. »
L’expression fit fortune au cours du XIXe, elle est encore d’un usage assez fréquent aujourd’hui.
Avoir la mèche en bataille
On se souvient d’un petit homme, fort populaire en Allemagne dans les années 30, beaucoup moins dans les années 40, qui trancha le fil de ses jours dans un blockhaus souterrain. Il aura marqué le siècle de sa célèbre petite moustache, sa voix éclatante et sa mèche en bataille ! Il ne faut pas en conclure qu’il soit le moins du monde à l’origine de cette locution.
« En bataille » vient en réalité du chapeau porté de travers, plus précisément du bicorne, couvre-chef militaire et officiel à la mode au début du Premier Empire, et que nos gendarmes et nos polytechniciens ont gardé longtemps. L’expression est tirée de la stratégie des armées. « En terme de théorie militaire, l’ordre dans lequel une troupe est déployée, par opposition à l’ordre en carré ou en colonne ou par le flanc », explique Littré qui précise : « Porter le chapeau à cornes en bataille, le porter de travers, de manière que les cornes tombent sur chaque oreille ; cette expression vient de l’assimilation à une troupe en bataille. » Il cite A. Daudet : « Les gens mariés le portent en bataille, comme les gendarmes ; les veufs, les garçons en tournant les pointes d’une autre manière. » (On disait d’ailleurs « en colonne » pour la position d’avant en arrière.)