avertit François Villon.
Le coin est donc l’empreinte, le sceau, le cachet. « On dit figurément d’un homme qui a plusieurs bonnes qualitez, qu’il est marqué au bon coin. Cela se dit aussi des ouvrages qui ont quelque chose d’excellent & de sublime », explique Furetière. Voltaire disait encore : « C’est presque le seul ouvrage marqué au bon coin, depuis trente ans. »
Avoir maille à partir
On a souvent maille à partir avec quelqu’un. C’est toujours une situation désagréable, qui dégénère vite. Partir, en effet, signifiait « partager » dans l’ancienne langue, et on ne partage rien facilement. Encore moins une maille : « Petite monnoye de cuivre valant la moitié d’un denier. Il y a eu aussi des mailles blanches battües l’an 1303, sous Philippe le Bel. La maille & l’obole étoient la même chose, & ne valoient que la moitié du denier. » (Furetière.)
On se souvient peut-être du sou, le vingtième de l’ancien franc (notre centime) ; le sou valait donc cinq centimes anciens. Le denier était exactement le douzième du sou, déjà une très faible somme. Par conséquent la maille, moitié du denier, valait quelque chose comme le 480e de notre pauvre centime actuel ! C’était la plus petite pièce de monnaie en usage et n’avoir ni sou ni maille, n’avoir rien, la marque de l’indigence extrême.
clame Eustache Deschamps.
Avoir maille à partir avec quelqu’un veut donc dire : devoir partager une maille avec lui. Opération délicate, on le voit, et même impossible, puisque ni l’un ni l’autre ne peut rendre la monnaie de la pièce. « On dit aussi que les gens ont toujours maille à partir ensemble — dit Furetière — pour dire qu’ils sont en une dissension perpétuelle. » Situation conflictuelle, dirait-on de nos jours, cause d’infinies palabres, sinon d’échange de coups.
Il est vrai que lorsqu’on a maille à partir avec la police, c’est souvent pour des bagatelles !
Pile ou face
Les ordinateurs fonctionnent selon le système binaire — 0 ou 1, oui ou non. Ils ont au moins cela en commun avec les anciens Romains qui lançaient en l’air une piécette pour décider le sort à choisir.
Les pièces antiques portaient d’un côté la tête de Janus, de l’autre le navire sur lequel il était arrivé en Italie. La chrétienté, ne pouvant se contenter de cette allusion païenne, grava une croix à l’avers de ses pièces, tandis que le revers, orné de manières variables, devenait la pile, terme qui « désignait aussi, dès 1258, le coin servant à frapper le revers ; on trouve en ce sens pila en latin médiéval ; désigne encore au XIXe siècle un morceau de fer acéré pour imprimer l’effigie ou la devise. » (Bloch & Wartburg.)
De Charlemagne à l’époque contemporaine on joua donc à croix ou pile, deux termes qui furent longtemps synonymes d’argent : « C’est en ce sens qu’on dit qu’un homme n’a ni croix ni pile, qu’on ne lui a laissé ni croix ni pile ; pour dire qu’il n’a point d’argent. » (Furetière.)
Les successeurs de François Ier décidèrent de redonner une face aux pièces de monnaie, et choisirent naturellement la leur, remplaçant la croix par leur propre effigie. Mais le jeu conserva sa dénomination traditionnelle ; Voltaire, raillant le pari de Pascal sur l’existence ou la non-existence de Dieu, disait encore : « N’allez pas tantôt me parler de jeu de hasard, de pari, de croix et de pile. »
Enfin on accorda les mots à la réalité de la frappe, et l’on joua à pile ou face. On y joue encore. Jeu fondamental qui élimine le doute, l’incertain… La pièce n’a toujours que deux côtés, elle retombe sur l’un ou sur l’autre. C’est oui ou c’est non, la droite ou la gauche, la vie ou la mort… En somme elle fonctionne en « base 2 », comme une machine électronique ! Comme elle, il faut la programmer, décider d’abord que pile sera pour moi, face pour toi… Et si tout le travail des ordinateurs, avec leurs circuits formidables, n’était au fond que des gigantesques parties de pile ou face ? Que sait-on ? Un jour viendra peut-être où on leur apprendra aussi à tirer à la courte paille !
Faux comme un jeton
On dit « franc comme l’or » et « faux comme un jeton. » Pourquoi une réputation aussi fâcheuse s’attache-t-elle à ce malheureux objet ?… Un jeton est une « petite pièce ronde faite en guise de monnaie, dont on se sert pour calculer plusieurs sommes, ou pour marquer son jeu, ou autres choses. » (Furetière.) Il faut savoir que les chiffres romains (LXXIII, etc.) ne permettent pas les opérations, avec ou sans retenue, telles que nous les apprenons à l’école. Les Romains et leurs descendants comptaient donc avec des bouliers. L’introduction au Moyen Âge des chiffres arabes (ceux que nous utilisons) ouvrit une ère nouvelle au calcul arithmétique, mais il y a loin de la théorie à l’usage, et jusqu’à la fin du XVIIe siècle les additions « à la plume » furent réservées à de rares initiés. Il est vrai que le système monétaire de l’Ancien Régime ne facilitait pas les choses pour le compte des sommes d’argent, principal, sinon unique objet de calcul dans la vie courante. La livre (ou franc) valait 20 sols (sous), le sol valait 12 deniers ; 3 livres faisaient 1 écu, et 11 livres 1 pistole ou 1 louis !… Le très grand public compta donc son argent avec la méthode archaïque du « jet » (d’où jeton), pratiquement jusqu’à la révolution de 1789 qui instaura le système décimal, plus facile à manier « sur le papier. »
Le principe de ces anciennes additions consiste à tracer sur une planchette (ou sur une feuille) des lignes horizontales dont chacune représente une valeur donnée : par exemple une ligne pour les deniers, une autre pour les sols, une troisième pour les livres, etc. Un objet placé sur la ligne des deniers — on peut faire l’opération avec des boutons ou des haricots — vaut symboliquement 1 denier. Quand on arrive à une rangée de 12 boutons, on les enlève tous et on les remplace par un seul bouton sur la ligne des sols ; chaque fois que l’on atteint 20 boutons sur cette dernière, on les remplace par un seul sur la ligne des livres, ainsi de suite. (Dans la pratique les valeurs des lignes tenaient compte des pièces de monnaie réellement en usage : 6 deniers, 15 sols, etc.) Bref, si en fin de compte on se retrouve avec 8 boutons sur la ligne supérieure, 15 sur celle au-dessous, et 6 sur la dernière, cela veut dire que le total de la somme est 8 livres, 15 sols et 6 deniers.
C’est, comme l’indique Gougenheim[102], à ce genre de calcul que se livre précisément Argan, avec jetons et planchette, quand, au tout début du Malade imaginaire il fait le total de la note qu’il doit à son apothicaire. Les metteurs en scène modernes de Molière, ignorant l’usage historique et embarrassés par ce monologue de départ, tout à fait abscons s’il n’est pas replacé dans sa manipulation précise, font dire le texte à l’acteur au petit bonheur la chance, en tripotant par acquit de conscience quelques piécettes inutiles ou une plume d’oie hors de saison !