Vous arrivez à la fin d’un repas médiocre, dans une auberge d’aspect clinquant… L’addition arrive en même temps : elle est extrêmement salée ! La notion est loin d’être nouvelle, mais le mot ? On pourrait croire que saler une note est une invention d’avant-hier. Furetière l’explique déjà en 1690 : « Saler signifie aussi, estimer trop quelque chose qu’on veut vendre, en vouloir trop d’argent. Ce marchand a de bonne marchandise, mais il la sale bien. Ce paysan vous vendra volontiers cet arpent de terre, mais il vous le salera. » En usage habituel au XVIIe siècle le mot se trouve déjà au XVIe siècle : « Ils salèrent si bien sa noblesse [ils la lui firent payer si cher] qu’elle n’aurait garde de sentir puant », plaisante un certain Saint-Julien, cité par Littré.
Pourquoi ce sens ? Parce qu’un plat trop salé est toujours dur à avaler ? C’est exactement l’inverse : parce que le sel ajoute de la saveur aux aliments, donc de la valeur. Saler un produit c’est lui donner du piquant et accroître par là sa valeur marchande. Les Anglais disent dans le même sens to salt an account : estimer chaque article d’une facture à son prix le plus haut, et même un tantinet davantage, afin de préserver la cote.
En effet le sel a joué un rôle de premier plan depuis l’Antiquité. Il conserve les denrées, empêche la putréfaction. Symbole de pureté et de droiture, le sel était utilisé dans les sacrifices, et partagé dans la communion au même titre que le pain. Jésus-Christ appelait ses apôtres le « sel de la terre », et la Bible fait allusion au « sel de la sagesse » et au « sel de l’alliance. » « Chez les Grecs, comme chez les Hébreux ou les Arabes, le sel est le symbole de l’amitié, de l’hospitalité, parce qu’il est partagé, et de la parole donnée, parce que sa saveur est indestructible. Homère affirme son caractère divin. » (Dictionnaire des symboles.) Le mot salaire vient du latin salarium, « solde pour acheter du sel », d’où par la suite le sens d’indemnité, d’honoraire que mérite toute peine.
L’aubergiste qui vous remet une note un peu lourde sacrifie donc à une très vieille et très pure tradition… À moins, bien sûr, qu’il ne veuille simplement se sucrer !
Payer son écot
C’est sans doute l’abandon en France des tables d’hôte et cette volonté petite-bourgeoisie de manger seul dans son coin qui ont donné à l’expression « payer son écot » un air désuet et un peu plaisantin. Puisque les restaurateurs reviennent aux titres alléchants d’« auberge » et d’« hostellerie », et que la montée des prix a fait remettre en usage le partage de l’addition entre les convives, on pourrait aussi redonner vigueur et naturel à la vieille formule des repas en commun. Écot est un terme pour ainsi dire… écologique. Mais peut-être qu’un mot perdu ne se rattrape jamais…
Escot, puis écot, vient du francisque skot qui signifie « contribution », et il a toujours désigné « ce que chacun paye pour sa part d’un repas qu’il fait en commun. Pour vivre en liberté au cabaret, à l’hôtellerie, il faut que chacun paye son écot », assure Furetière, qui ajoute : « On dit aussi d’un homme agréable en débauche, qui chante, qui fait de bons contes, qui met les autres en train, que c’est un homme qui paye bien son écot, qu’on est bien aise de lui donner à manger. »
Cette vieille notion — toujours actuelle — de payer son repas en amusant ses hôtes est à la source de plusieurs autres façons de parler. C’est par abréviation de « il paye bien son écot » que l’on dit d’un amuseur, un boute-en-train non seulement « agréable en débauche », mais tout à fait hilarant : « Ah ! celui-ci alors, il paye ! » En généralisant à un spectacle hautement cocasse : « Ah ! dis donc ! Ça paye ce truc ! » — avec parfois cette indication de durée qui autrement est incompréhensible : « Je te jure que ça payait cinq minutes ! Qu’est-ce qu’on a rigolé ! » Commentaire le plus courant par exemple dans les années 30 d’un film de Charlot, qui, en effet, « valait » le déplacement !
Ne pas payer de mine
C’est probablement à cette idée générale de gratification par l’attitude qu’il faut aussi rattacher la tournure payer, ou plutôt ne pas payer de mine — c’est-à-dire par une apparence agréable, un comportement avenant, ou en faisant tout bonnement des mines plaisantes ; ce en quoi consiste, précisément, la « monnaie de singe. » « Il ne fut pas plus tôt assis qu’une petite guenon vint se poser tout auprès de lui, en lui faisant des mines et des grimaces les plus jolies du monde. » (Comte de Caylus.)
J’ajouterai que de « payer de mine » sont sorties à leur tour, par déformation et jeu de mots, des choses comme : « Tu as vu la mine qu’il se paye ! », puis « la tête qu’il se paye », et enfin : « Il se payait une tronche pas possible ! »
Défrayer la chronique
Dans la même veine que « payer son écot » en répandant la bonne humeur parmi les autres convives, on disait également au XVIIe siècle défrayer la compagnie : amuser, faire rire par des bons mots, des plaisanteries, où « défrayer » a son sens exact de « payer la dépense. » « Ils pensaient tous qu’il était là pour défrayer la compagnie de bons mots », dit Molière.
Mais à force de défrayer les gens de la sorte on peut finir par les amuser sans être présent en personne — en offrant par ses frasques ou ses extravagances le sujet de conversations fournies et fort divertissantes ; disons en alimentant la chronique des bruits qui courent…
C’est ainsi que, l’idée initiale de dette ou de contribution étant oubliée, s’est formée la locution « défrayer la conversation », puis, comme les ragots se colportent et s’enregistrent, surtout s’ils sont légèrement scandaleux : défrayer la chronique, par croisement et substitution de mots.
Je signale enfin que comme on ne voit plus très bien aujourd’hui en quoi consiste ce « défraiement » insolite, certains transforment par jeu l’expression habituelle et disent « effrayer la chronique » — ce qui, dans certains cas particulièrement scabreux, se révèle d’ailleurs parfaitement adapté !
En connaître un rayon
Il y a rayon et rayon ! Je ne saurais expliquer la chose mieux que ne l’a fait Georges Gougenheim[109] : « Les gâteaux de cire confectionnés par les abeilles et dont les alvéoles contiennent le miel s’appellent des rayons[110]. Ce mot n’a rien de commun avec les rayons d’une roue (d’où, par comparaison, les rayons du soleil). Rayon (de roue) est un dérivé de l’ancien français rai, qui vient du latin radius, tandis que rayon (de cire) est dérivé de l’ancien français rée, d’origine germanique. » (En effet : « De novel miel en fresches rées », dans le Roman de Renart.)
« Par analogie avec la disposition des rayons dans une ruche, on a appelé rayons les planches disposées dans un placard, une armoire, une bibliothèque, le long des murs d’une chambre, etc., également les planches qui, dans une boutique, portaient les diverses sortes de marchandises que vendait le commerçant. Quand le commerce a pris plus d’ampleur, et notamment quand se sont créés les grands magasins, chaque catégorie de marchandises ne tenait plus sur une planche, il lui fallait un espace beaucoup plus vaste, c’est pourquoi les divisions spécialisées des magasins portent le nom de rayons : “rayon des jouets, rayon de la parfumerie”, etc. »
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