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Il s’est par conséquent créé aussi des vendeurs spécialisés, et même des « chefs de rayon. » Ce sont eux d’abord, qui, au sens propre, connaissent leur rayon : sont capables de se retrouver et de guider le client dans la diversité, la profusion des marchandises dont ils s’occupent. Mais « connaître son rayon », par le sérieux et la conscience professionnelle que cela exige, entrait en résonance avec une expression plus ancienne : en mettre un rayon, laquelle a une origine toute différente.

« En mettre un rayon » prend sa source dans le rayon — rai — au sens de sillon d’un labour. C’est produire un effort louable et soutenu, se dépenser comme celui qui tient la charrue, ou plutôt, par l’intermédiaire d’une métaphore supplémentaire, comme le marcheur infatigable qui avale les kilomètres de bon cœur, à grandes enjambées, ce que G. Esnault note pour 1829 sous la forme labourer la grand-route : voyager à pied. L’image du routier ingambe s’est transportée plus tard par plaisanterie sur le coureur cycliste qui, naturellement, en met lui aussi un rayon !

Toujours est-il qu’il s’est produit un croisement entre les deux locutions, et que « il connaît son rayon » s’est doublé de il en connaît un rayon, ou même un « sacré rayon » ! Il est curieux de noter que cette expression, venue du lointain des abeilles, a vu le jour par le biais des grands magasins, lesquels sont devenus, par un juste retour des choses, de véritables ruches.

De bon acabit

Mieux vaut se méfier et chercher des denrées de bon acabit. Ce mot qui en principe signifie « qualité » — des « fruits de bon acabit » — reste d’une origine douteuse. Certains le font venir de l’occitan acabir, obtenir, ou de acabar, achever, perfectionner, et lui donnent le sens d’achat, de bonne affaire. Le Block & Wartburg le tire de l’occitan caber, employer, placer, avec son dérivé cabit, pourvu.

Malheureusement son attestation la plus ancienne se trouve dans Villon, où on lui donne d’habitude le sens de « accident » :

Si en cest malheur et labit [111] Nous mourions par quelque acabit. Ame n’y a qui bien nous fasse…

Ce qui ne semble pas avoir grand rapport. Cela dit il n’est pas impossible que Villon ait pu employer le mot un peu au hasard, entraîné par l’allitération « quelque acabit » et par la rime, dans le sens général de « façon », « manière »… Ce qui naturellement reste à démontrer !

Mettre à l’encan

Vieille façon de vendre : les enchères publiques. C’est ce que signifie le mot encan, du latin in quantum, « à combien » ; sans doute reste d’un temps où les commissaires-priseurs posaient encore des questions, et n’avaient pas inventé l’aboiement des chiffres à la mitrailleuse américaine…

On ne se résout à mettre quelque chose aux enchères que lorsque la vente de particulier à particulier se révèle difficile, soit parce que le particulier justement s’est envolé, ou qu’il est très pressé, ou que ce qu’il propose est trop hétéroclite ; bref, il s’agit la plupart du temps d’une vente au rabais, qui disperse les belles collections, détruit les ensembles les plus harmonieux, et d’une façon générale oblige à un étalage public extrêmement disgracieux.

La mise à l’encan est donc toujours un signe de déchéance, de dispersion, d’incurie, qui lui a valu depuis longtemps son sens nettement péjoratif. « Ce malheur est venu de quelques jeunes veaux qui mettent à l’encan l’honneur », disait au XVIe siècle Mathurin Régnier, avec une façon toute moderne de considérer à la fois la jeunesse et les bovidés.

À l’œil

Tout se paye ! Dans le commerce plus qu’ailleurs il est bien rare que l’on obtienne quelque chose à l’œil…

Cette expression familière, on ne peut plus courante, pose un problème d’identification historique assez ardu : si aujourd’hui elle veut dire uniquement « sans payer », son sens a varié, en particulier au cours du XIXe siècle, où elle voulait dire tantôt « gratis », et tantôt seulement « à crédit. » On peut lire ainsi en 1854 chez Privat d’Anglemont : « C’est que la mère Bricherie n’entend pas raillerie a l’article du crédit. Plutôt que de faire deux sous d’œil, elle préférerait… », etc. ; alors qu’Émile Pouget, déplorant l’avarice des organisateurs du Salon des indépendants, écrivait dans Le Père Peinard du 9 avril 1893 : « Ils sont pas forts, turellement, dans cette administrance : ils ont pas seulement eu la jugeotte de coller une fois par semaine l’entrée à l’œil. »

On comprendrait aisément que la notion de crédit ait fourni l’idée de gratuité complète : il suffit de ne jamais revenir payer la note ! L’ennui est que non seulement les deux sens ont longtemps coexisté, mais celui de « gratuit » paraît le plus ancien. On le rattache traditionnellement à la vieille notion de « bonne grâce », de « belle mine », de gracieuseté accordée à quiconque a des « beaux yeux. » Gaston Esnault qui en donne la première attestation en 1827, « se taper un souper à l’œil », établit l’enchaînement suivant : « De l’œil, de la mine, émane un effluve, ce qu’expriment : faire belle trogne (1527), passer pour beau (1640), ne pas payer, ne payer que de sa personne (XVIIe), plus modernes : pour ses beaux yeux, sur sa belle mine, sans payer. » Notons que Furetière donnait déjà : « Cela ne se fera pas pour vos beaux yeux, c’est-à-dire, pour rien & sans payer. »

En tout cas « à l’œil » avait déjà bien établi son sens actuel dès la première moitié du XIXe siècle, comme en témoigne Alfred Delvau en 1867, dans ce contexte particulier : « Baiser à l’œil : Ne rien payer pour jouir d’une femme galante, comme font les greluchons. » Il cite une chanson d’étudiants de l’époque :

Quand on est jeune on doit baiser à l’œil ; A soixante ans la chose est chère et rare ; Aux pauvres vieux l’amour devient avare.

Ouvrons une parenthèse. Il se trouve que l’œil a été aussi une des désignations de l’anus, vraisemblablement par assimilation avec l’« œil » désignant anciennement la bonde d’un tonneau. On connaît aussi la forme « œil de bronze », qui explique notamment le « couler un bronze », etc. La chose est un peu oubliée mais c’est pourtant ainsi qu’il faut interpréter le parallélisme des expressions telles que « politesse mon œil ! » et « politesse mon cul ! », et rapprocher, si l’on peut dire, « à la mords-moi l’œil » et « à la mords-moi le nœud. » Quant à se mettre le doigt dans l’œil, il paraît procéder d’une erreur de doigté tout à fait étrangère à l’organe de la vue ; P. Guiraud affirme que « tous ceux qui se mettent le doigt dans l’œil, “se trompent lourdement”, ignorent sans doute que l’œil est des désignatifs populaires de l’anus. » Avec moins de gants A. de Nerciat parlait en 1793 de « ces messieurs qui, tout au moins partagés entre l’œillet et la boutonnière (c’est-à-dire, une fois pour toutes, le cul et le con)… » (note aux Aphrodites).

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Déchéance.