Cela dit, comment concilier « à l’œil », sans payement, avec « à l’œil » du payement différé que La Gazette des tribunaux atteste comme une locution courante en 1863 : « Comme il m’avait dit qu’il avait fait un héritage, je lui ai ouvert l’œil jusqu’à vingt francs » ?… Il est pour le moins difficile d’imaginer comment les deux sens de cette locution, à la fois voisins mais contradictoires et générateurs de malentendus, ont pu coexister pendant plus d’un siècle. À moins que les deux acceptions de à l’œil n’aient pas eu cours exactement dans les mêmes milieux sociaux, avec des fréquences très diverses… Faut-il penser que l’œil « gratis » soit une forme carrément argotique et franchement grossière — comme le laisserait supposer « se taper un souper à l’œil », et surtout la chanson d’étudiants, avec un quiproquo supplémentaire sur l’œil-cul — donc limitée à une communauté beaucoup plus restreinte, et de faible fréquence, tandis que l’œil « crédit » serait dans le même temps d’un langage, populaire certes, mais plus civil et donc plus répandu ?
C’est ce qui semble ressortir nettement de la pruderie de Littré qui ne donne en 1872 que : « Populairement, à l’œil, à crédit. Il dîne à l’œil dans ce restaurant. (Cette locution signifie proprement sur l’œil, sur la vue, sur la bonne mine de celui à qui l’on fait crédit) », ajoute-t-il, sans songer que depuis le XVIIe siècle au moins, la « bonne mine » et les « beaux yeux » donnaient la gratuité complète.
Mais alors d’où viendrait cette idée de crédit ? Car si l’on conçoit bien le passage possible de l’œil « crédit » à l’œil « gratuit », il est difficile d’admettre l’inverse : que la notion relative de crédit ait pu se greffer en route sur la notion absolue de gratuité. Cela en particulier à une époque où l’idée de gratuité, en pleine expansion, gagnait du terrain au point de devenir bientôt dominante, puis d’éliminer complètement sa concurrente. En effet à la fin du XIXe siècle Le Père Peinard n’emploie plus que l’œil « gratis » : « La gradaille s’est conduite comme en pays conquis : le général de Roincé a fait foutre à la porte de l’Hôtel de France le proprio de l’hôtel par ses ordonnances ; les culottes de peau voulaient boire à l’œil et le type faisait la sourde oreille » (1898). Il semble que la notion « à crédit » était alors en régression suffisante pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté, tout au moins pour les lecteurs anarchistes du journal au verbe libéré — sans que l’idée, toutefois, ait complètement disparu ; un an auparavant il écrivait : « On cite un directeur de prison qui s’est fait faire, au grand œil, par les prisonniers de chouettes meubles de chambre à coucher. » Comme si ce « grand œil » s’opposait pour plus de clarté à un « petit œil » supposé, celui du crédit, en voie de disparition.
Maurice Rat, reprenant l’idée des échanges de gracieusetés, suggère pour sa part : « Le sens figuré d’à l’œil, “à crédit”, pourrait venir du clignement d’yeux que feraient les clients au marchand chez qui ils ont crédit, en sortant de sa boutique. » Outre qu’il suppose que ce sens est le plus ancien, ce qui semble inexact, c’est mal connaître la honte des pauvres obligés d’acheter à crédit le strict nécessaire, leur gêne qui les fait envoyer les enfants à leur place pour ne pas avoir à affronter eux-mêmes les récriminations et les palabres d’un boutiquier grincheux au moment d’allonger la maudite « ardoise », que de supposer ces clients-là d’humeur à cligner de l’œil en signe de guillerette connivence !…
J’aborderai ici une autre hypothèse, toute personnelle, invérifiée, peut-être invérifiable tant les témoignages écrits sur la langue populaire sont ténus, surtout quand cette langue ne relève pas du domaine de la criminalité. C’est l’hypothèse de deux origines distinctes.
La notion de crédit est vieille comme le monde. Depuis le Moyen Âge jusqu’à une époque récente, la fin du XIXe siècle en gros, il existait une méthode de comptabilité des dettes extrêmement simple : la taille. La taille « chez les marchands en détail, se dit d’un morceau de bois fendu en deux, dont les parties se rapportent l’une à l’autre, sur lesquelles on marque en même temps la quantité des marchandises livrées, par plusieurs hoches ou entailles qu’on y fait. La souche demeure chez le marchand, & il en délivre l’échantillon au bourgeois » (Furetière). Plus tard la taille consista généralement en un simple bâtonnet sur lequel le boulanger, l’épicier ou le marchand de vin cochaient le montant des achats. Les pauvres prenaient du pain « à la taille » ou « à la coche », indifféremment, en attendant d’être en mesure de payer.
Or, si l’on fait une marque au couteau sur une baguette de bois, l’entaille qui en résulte a la forme d’un petit œil. (On appelle aussi « œil » la naissance d’un bourgeon sur une branche à cause d’un dessin identique.) Il est donc possible — seul un texte pourrait le certifier — que l’on ait appelé parfois, vers le XVIIIe siècle, la coche, l’« œil », par dérision et ironie pour ce « témoin » implacable, haï des bourses plates, selon un principe de substitution bien connu qui consiste à introduire une métaphore à la place d’un mot usé, et que l’on ait dit « à l’œil » pour « à la coche » : à crédit.
Ce qui est incertain en tout cas c’est que ces deux façons de dire ont coexisté pendant plusieurs décennies. Bien que cela ne constitue pas une preuve, on voit mal comment, dans une pratique quotidienne où l’on emploie simultanément « à l’œil » et « à la coche », la verve sarcastique des mal lotis aurait pu ne pas faire, au moins, le rapprochement !… Par ailleurs cette interprétation s’accorde assez bien avec les formes « ouvrir un œil » — au couteau ? — « ouvrir l’œil jusqu’à vingt francs », etc., qui ont donné par opposition « fermer l’œil » et même « crever l’œil », pour cesser le crédit.
Ce que l’on peut constater aussi c’est que c’est dans la période où l’usage de la taille disparaissait que semble s’être dissoute également la notion d’œil « crédit. » Par suite d’une alphabétisation progressive au XIXe siècle les petits boutiquiers furent peu à peu capables d’écrire les comptes, d’abord sur une ardoise — on trouve dès 1868 : « On prétendait qu’il avait une ardoise au café voisin. » Cette nouvelle façon de faire, et de parler, avoir une ardoise, remplaça l’expression « à l’œil » au sens de crédit, laquelle à son tour laissait la place à l’autre « œil », devenu dominant dans la langue du peuple : la gratuité.
À l’œil, gratuitement, a donc pu se créer comme argotisme à partir des « beaux yeux » et de la « belle trogne », avec l’influence grossière de l’œil-anus, dans un contexte du genre : « Ma dette, je me la mets à l’œil », ou je m’en bats l’œil — c’est-à-dire, très crûment, mais très précisément : « Je m’en tape le cul !… » L’autre œil, chassé par l’ardoise, serait venu comme métaphore momentanée dans un langage plus châtié.