Mon explication paraît séduisante. Est-elle vraie ?… C’est une autre paire de manches !
La marine
Eau qui court ne porte point d’ordure.
Le monde de la marine a tendance à rester entre soi. Pour spéciale et riche que soit la langue de la navigation, elle ne semble pas avoir donné à la langue commune un très gros bouquet d’expressions. Il faut dire aussi que la majeure partie des côtes de France, à l’exception des côtes normandes et picardes, ne sont pas traditionnellement de langue française. Pendant des siècles les gens de mer ont parlé occitan, catalan, basque, breton évidemment, et même flamand tout au nord de notre littoral. Ceci explique peut-être en partie cela… Un certain nombre de termes empruntés directement à l’occitan ou au néerlandais ont d’ailleurs vraisemblablement été introduits par le truchement des marchands plutôt que par les matelots eux-mêmes.
Naviguer de conserve
Bien sûr on peut « voyager de conserve » avec des amis, ou à la rigueur visiter de même un manoir hanté… Mais le mot « conserve » est tellement lié à notre époque aux boîtes de petits pois, et autres fruits et légumes, que les gens hésitent. L’image des sardines à l’huile leur reste en travers de l’élocution ! On se replie donc sur l’expression moins drolette et mieux accordée : aller de concert quelque part. « De concert » est plus engageant, plus « musical » dirais-je, avec son sous-entendu de bonne entente et de concertation — ce qui est du reste son sens véritable et ancien : « pleurer tout franchement et de concert, à la vue l’un de l’autre, sans autre embarras que d’essuyer ses larmes », disait La Bruyère.
Pourtant « aller de conserve », ensemble, a eu un sens précis dans la navigation dès le XVIe siècle, la grande époque des pirates. « Conserve, en terme de Marine — dit Furetière — se dit des vaisseaux qui vont en mer de compagnie pour se déffendre, s’escorter & se secourir les uns les autres. Il est posté dix vaisseaux qui vont de conserve. On dit aussi dans le même sens, Aller de flotte, ou bailler cap à un autre vaisseau, ou à la flotte. Les navires chargés de marchandises de prix sont obligés de marcher en flotte, de faire conserve, de faire cap & de s’attendre les uns les autres, & ne doivent point partir qu’ils ne soient du moins quatre. Ils doivent élire entre eux un vice-Amiral & faire serment de s’entre-secourir, suivant les ordonnances de la Marine. »
Il s’agit donc de l’instinct de « conservation. » Par parenthèse les « conserves » alimentaires constituent bien le sens premier du mot ; le vieux bonhomme ménagier du XIVe indique à son épouse : « Mettez les noix boulir en miel, et illec [là] les laissiez en conserve… » S’il était plus sûr pour les bateaux marchands de faire voile ensemble, il est toujours prudent d’être « de conserve » pour traverser le Sahara, faire une escapade à skis ou explorer un gouffre. Mais il est plus normal d’aller boire de concert au café du coin !
Nager entre deux eaux
Voilà qui est habile ! Mi-chair, mi-poisson, l’art de l’opportunisme. M. Rat y voit un exploit sportif : « Au sens propre, l’expression nager entre deux eaux s’applique au nageur qui a la tête et tout le corps enfoncés au-dessous de la surface de l’eau. » C’est en effet l’image sous-marine qu’elle évoque pour tout le monde aujourd’hui, sans qu’on voie bien pourquoi elle signifie « ménager les uns et les autres, se maintenir entre les partis ou les opinions opposées »… C’est que c’est une image fausse ! D’autant plus que la locution a été créée à une époque où nager (du latin navigare) ne voulait pas dire « nager », mais naviguer ! Se déplacer dans l’eau pour un homme ou un animal se disait alors nouer ou noër : « ceux qui passoyent a noë », à la nage (XIIIe).
Ainsi le Roman de la Rose décrit les soucis du navigateur de haute mer :
L’expression figurée de « manœuvre habile » se trouve dès le XIVe : « Ainsy vouloit le dit duc de Brabant nager entre deux yawes [eaux]. » À partir du XVIe siècle l’ambiguïté de nouer et « nouer », faire un nœud, fit employer nager pour la « nage » moderne et inventer le mot naviguer. Nager s’emploie encore dans la langue de la marine au vieux sens de « ramer. »
Ainsi « nager entre deux eaux » veut dire naviguer entre deux courants sans se laisser entraîner ni par l’un ni par l’autre — suivre sa propre route en résistant aux pressions. C’est difficile… Il y a ceux qui savent nager, et les autres !
Être en nage
On sait qu’être « en nage » c’est être ruisselant de sueur. Furetière connaissait déjà la tournure : « On dit aussi Être en nage, pour dire, être en sueur, tout mouillé, soit pour s’être échauffé, soit pour avoir été à la pluye, soit dans une crise de maladie. »
L’interprétation de cette locution, curieuse si l’on y réfléchit, et moins évidente qu’elle en a l’air, est un sujet de controverse. Certains suivent l’explication reprise par M. Rat : « On disait au Moyen Âge être en âge (être en eau), puis quand le mot âge cessa d’être usité, la locution fut altérée. » Malheureusement, l’évolution de « eau » est plutôt eive, eve, aive, iaue (voir ci-dessus yawe), et aussi loin que l’on remonte dans les textes du Moyen Âge on ne trouve aucune trace de âge dans le sens de « eau » (qui a pu exister cependant au moment du passage du latin aqua, lequel a donné aussi l’occitan aiga, à une époque très reculée).
Je préfère suivre ici l’interprétation de Littré qui donne pour origine à nage, abondamment attestée, devenue en nage, probablement pour des raisons d’euphonie. « Être à nage, ou en nage, c’est proprement nager dans l’eau, et figurément être tout mouillé de sueur. » En effet « à nage » a eu le sens secondaire de « baigner dans l’eau, être trempé », comme dans cet exemple très clair de Desportes au XVIe siècle :