« Marotte se dit aussi d’une passion violente, d’une fantaisie, ou de quelque attachement qui approche de la folie. Chaque fou a sa marotte. » Furetière oubliait ce vieux proverbe écologique : « Si tous les fols portoient marotte, on ne sait de quel bois on se chaufferait ! »
Un homme de paille
La paille, opposée au grain, et même au foin, a toujours été le symbole du déchet, du rebut, des choses de peu de valeur. Déjà au XIIe siècle un texte fustigeant les couards dit :
Un homme de paille a d’abord été pendant longtemps à la fois un pauvre et un pauvre type. « … Afin que vous ne pensiez point que je sois un homme de paille, sachez que j’ai fait acquisition en ma patrie, d’une maison qui vaut dix mille écus », dit un personnage de Sorel (XVIIe).
Il a été aussi un mannequin, appelé aussi parfois « homme de foin » ; ainsi Rabelais parle d’une bataille de foin, c’est-à-dire entre mannequins : « Voyant frère Jan ces furieuses Andouilles ainsi marcher dehoyt, dist à Pantagruel : Ce sera icy une belle bataille de foin, à ce que je voy. » Autrefois les jeunes filles dont l’amoureux ne donnait aucune suite à ses engagements fabriquaient, paraît-il, un mannequin de paille et le brûlaient devant leur porte le jour de la Saint-Valentin !
Cependant, depuis des temps immémoriaux, la paille a joué un rôle symbolique important dans les relations humaines — je dirai un rôle juridique. Pour un transfert, une donation, une vente, un partage, les anciens Germains et les hommes du Moyen Âge offraient et recevaient un fétu en signe d’accord, reprenant par là une vieille tradition romaine. L’expression rompre la paille signifiait autrefois « annuler un accord, radier une convention. »
Il est probable qu’il s’est produit un croisement entre l’idée du pantin et la coutume des transactions liée à la paille pour donner l’homme de paille, le prête-nom, le fantoche un peu méprisable, mis en avant pour la galerie et les documents officiels par un puissant anonyme qui détient le pouvoir et les capitaux. L’image est d’autant plus facile que l’on pense à la fois à la souplesse d’un mannequin et à l’inconsistance du faible que l’on peut briser « comme un fétu. »
L’anglais dit dans le même sens et par une évolution identique : a man of straw. Le développement international de cette langue risque donc d’assurer une belle et durable carrière à l’expression, au moment où le domaine des opérations financières de grande envergure devient le royaume des prête-noms.
Tout évolue. Les hommes de paille, aujourd’hui, font beaucoup de blé !
Payer les violons
L’usage de donner des sérénades sous les balcons des belles s’est un peu perdu. Autrefois c’était une façon comme une autre de faire sa cour, bien qu’un petit peu arrogante et vaniteuse. « Valderan amena un musicien de ses amis devant nos fenestres, et luy fit chanter un air qui avec le son d’un Luth empescha que je n’allasse prendre mon repos tant j’ay d’affection pour l’harmonie. Je descendis en une salle basse avec ma servante pour escouter, et voyez la vanité de nostre amoureux : afin que l’on sceut que c’estoit luy qui donnait ou faisoit donner cette sérénade, il se fit appeler tout haut par quelqu’un qui estoit là. » (Sorel.)
Mais ce n’était pas toujours celui qui payait les violons qui était récompensé de sa largesse. D’autres que lui pouvaient retirer les marrons du feu. Dans l’exemple de Sorel, du reste, Laurette, à qui était adressé le concert, se trouvait pendant ce temps-là au lit avec un autre homme, « elle avait pris son plaisir au son du luth. »
« On dit proverbialement : il paye les violons & les autres dansent ; pour dire il fait les frais, il a toute la peine d’une chose, & les autres le plaisir. » (Furetière.)
Passer à tabac
La chose étant pour beaucoup de nos concitoyens entrée dans les mœurs, j’espère qu’on ne verra aucun inconvénient à ce que je classe l’expression « passer à tabac » au chapitre des us et coutumes.
C’est en 1560 que Jean Nicot, ambassadeur de France à Lisbonne, envoya à Catherine de Médicis une plante exotique que l’on croyait médicinale et que l’on appela d’abord « herbe à Nicot » ou « herbe à la Reine », puis du nom portugais pétun et dès la fin du XVIe siècle tabac, emprunté de l’espagnol tabaco, « emprunté lui-même — dit Bloch & Wartburg — de la langue des Arouaks d’Haïti où tabaco ne signifie toutefois pas “tabac”, mais désigne ou bien un tuyau recourbé servant à l’inhalation de la fumée de tabac ou bien une sorte de cigare fabriqué par ces sauvages. »
Avec quatre cents ans de recul on peut trouver que le petit présent de Nicot n’était pas vraiment un cadeau, mais il eut du succès !
« Il n’est rien d’égal au tabac : c’est la passion des honnêtes gens ; et qui vit sans tabac n’est pas digne de vivre. » Fortes paroles ! On les doit, non comme on pourrait le croire à une agence de publicité en délire, mais à Molière, au début de son Dont Juan (1665). Il continue : « Ne voyez-vous pas bien dès qu’on en prend, de quelle manière obligeante on en use avec tout le monde, et comme on est ravi d’en donner à droite et à gauche, partout où l’on se trouve ? On n’attend même pas qu’on en demande, et l’on court au-devant du souhait des gens : tant il est vrai que le tabac inspire des sentiments d’honneur et de vertu à tous ceux qui en prennent ! »
En réalité cette étrange tirade ne prend quelque drôlerie que si l’on sait qu’elle est à double sens et qu’au XVIIe siècle donner du tabac voulait dire : se battre !… « On est ravi d’en donner à droite et à gauche », oui… des coups de poing ! Il faut comprendre en effet que ce tabac que l’on offrait à son voisin ne se présentait pas alors sous forme de cigarette, mais d’une dose de tabac à priser tendue sur le dos de la main, jusque sous le nez de l’heureux bénéficiaire. Le geste fait à la fois l’image et la blague : dans les deux cas on chatouille le nez du prochain ! Le sens a vécu jusqu’au siècle dernier : « Si tu m’échauffes la bile je te foutrai du tabac pour la semaine », dit un furieux en 1833 — autrement dit, « tu auras ta ration » !
Cela dit il n’est pas facile d’évaluer avec exactitude le croisement qui a dû se produire entre le tabac, « coups », et le verbe occitan tabassar, « frapper à coups redoublés », ainsi que son voisin tabustar, « secouer, molester », et le substantif tabust, « tapage, vacarme, querelle », etc., lequel est à l’origine de l’expression maritime un coup de tabac (dès 1864) : un coup de mauvais temps, une tempête soudaine qui secoue et met à mal le bateau. Rabelais avait déjà emprunté ces occitanismes dans les « fagoteurs de tabus », déjà cité, et la dernière phrase du chapitre V de Gargantua : « Ne m’en tabustez plus l’entendement. »