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Que le coup de tabac des marins ait pu passer du vacarme de l’orage au « tonnerre » d’applaudissements qui salue « avec fracas » une représentation théâtrale particulièrement réussie, une pièce ou un acteur qui fait un tabac, c’est hautement probable, sinon à peu près certain. (Il faut remarquer que par ailleurs un grand nombre de termes techniques de la machinerie d’un théâtre sont directement empruntés au vocabulaire de la marine.)

Dans quelle mesure ces formes ont-elles influencé le glissement de « donner du tabac » à « passer à tabac » ? Si l’on a beaucoup prisé par le passé on a aussi beaucoup chiqué. La chique forme une boule qui gonfle la joue, comme un abcès, ou comme un gnon ! Victor Hugo notait lui-même : « Au XVIIe siècle, se battre, c’était “se donner du tabac” au XIXe, c’est “se chiquer la gueule”. » Ces expressions sont certainement de la même farine (et si l’on songe qu’il s’agit de poudre à priser : du même tabac !).

Se chiquer est devenu plus tard « se chicorer. » Faut-il penser qu’outre le jeu de mots la couleur y est pour quelque chose ? Dans ce genre de violence les boursouflures font à la victime une tête « comme un chou-fleur » — à la couleur près évidemment, car un visage couvert d’ecchymoses prend en quelques heures une teinte brun roussâtre caractéristique… une couleur tabac ! Les Anglais ont chez eux la formule beaten black and blue, « battu en noir et bleu », pour évoquer ces ravages. Est-ce que passer quelqu’un à tabac, c’est aussi lui « en donner » à un tel point que sa peau en gardera le hâle ?…

Gaston Esnault signale effectivement en 1879, chez les voyous et les policiers (les uns ne vont pas sans les autres), l’alternative occasionnelle « passer au tabac. » En tout cas Le Père Peinard, déjà cité, signale en 1898 qu’au cours des manifestations les partisans de Déroulède « indiquaient à la flicaille alliée les bons bougres à sucrer et à passer à tabac. »

Comme disent les linguistes, l’usage a prévalu !

Faire la grasse matinée

Je préfère terminer ce chapitre par un usage de plus haute civilisation. Faire la grasse matinée est une occupation très agréable, et qui semble avoir été inventée de fort longue date. On disait autrefois « dormir la grasse matinée », ainsi au début du XVIIe siècle M. Régnier s’exclame :

Ha ! que c’est chose belle et fort bien ordonnée Dormir dedans un lit la grasse matinée.

Plus tard le Joueur de Regnard annonce ainsi son programme :

Je ronflerais mon soûl la grasse matinée, Et je m’enivrerais le long de la journée.

Traditionnellement on considère que cette façon paresseuse est appelée ainsi parce qu’elle permet d’engraisser. « On dit qu’une femme dort la grasse matinée — explique Furetière, dont la discrimination de sexe est intéressante — pour dire qu’elle se lève tard, & qu’elle se tient au lit pour devenir grasse, pour faire du lard… » Pour une fois je crois que le vieux lexicographe exagère !

On sait que gras, grasse, viennent du latin crassus qui veut dire « épais. » Le mot a gardé longtemps son sens et sa forme d’origine, cras, crasse, conservés d’ailleurs dans l’expression une ignorance crasse, qui signifie simplement une « ignorance épaisse. » Je pense quant à moi que la « grasse matinée » a dû naître dans ces mêmes eaux proches de l’étymologie, avec la nuance de matinée longue, qui s’étale dans l’épaisseur du sommeil. L’idée d’« engraissement » liée à tant de mollesse aura sans doute donné la motivation nécessaire et permis à l’expression de se figer. Un conte du XIIIe siècle parle déjà de dames nonchalantes qui « se couchent tart, por ce fault qu’on les laisse dormir grans matinées por nourrir en leur gresse » !

Décidément il semble bien que ce soit les femmes qui ont inventé la qualité de la vie !

La vie mondaine

Riche homme a maints parents.

Vieux proverbe.

Un cordon bleu

La disparition lente mais sûre de la femme au foyer, c’est-à-dire de la femme aux fourneaux, entraîne la raréfaction progressive d’une espèce domestique jadis hautement appréciée en France : la ménagère aux petits plats mitonnés, aux recettes personnelles jalousement gardées ; l’orgueil de toute une famille : le cordon bleu !

On se demande parfois, entre le dessert et le café, de quel cordon singulier peut venir cette expression élogieuse mais au premier abord assez obscure. S’agirait-il de celui qui nouait les célèbres tabliers, bleus, des vieilles cuisinières de la tradition bourgeoise ?…

Non, le cordon bleu originel était sous l’Ancien Régime la plus illustre des décorations, l’insigne des chevaliers du Saint-Esprit, un ordre institué en 1578 par Henri III pendant les guerres de Religion afin de regrouper les principaux chefs du parti catholique contre les protestants. Aboli à la Révolution, le cordon bleu constitua pendant deux siècles la distinction suprême dans l’aristocratie française, quelque chose comme les plus hauts grades de l’actuelle Légion d’honneur, qui n’a fait d’ailleurs que lui succéder. La locution pouvait donc s’appliquer par métaphore à tout ce qui est d’une rare élévation ; ainsi un poète du XVIIe siècle qui souhaitait se faire admettre à l’Académie française déclara que cette assemblée était « le cordon bleu des beaux esprits. » Il fut élu.

Cependant, selon certains, l’application culinaire est fondée sur des faits plus précis : certains seigneurs de haut parage, le commandeur de Souvé, le comte d’Olonne et quelques autres, tous dignitaires du Saint-Esprit et porteurs du cordon de l’ordre, avaient pris l’habitude de se réunir en une sorte de club gourmand pour cultiver l’art du bien-boire et du bien-manger. Leurs déjeuners devinrent célèbres et l’on employa un temps l’expression faire un repas de cordons bleus. Façon de parler qui a passé des gourmets tombés dans l’oubli aux préparateurs des plats eux-mêmes, tous cuisiniers et cuisinières de haute volée.

À la réflexion il est juste que le mot soit ainsi rattaché à la gastronomie : l’ordre du Saint-Esprit n’avait-il pas été créé à l’origine, si j’ose me permettre, pour « bouffer du pasteur » !

Faire du potin

Vieux langage misogyne ! Si des hommes se rencontrent pour échanger leurs idées ou s’informer des bruits qui courent, le vocabulaire veut que ce soit sous forme de conversations, de discussions, de causeries, colloques ou débats. Ils badinent, devisent, confèrent ou s’engueulent, mais quel que soit le ton des échanges, les mots qui les décrivent laissent toujours supposer un intérêt indiscutable, et souvent une nette élévation dans la teneur de leurs propos. Si au contraire ce sont des femmes qui se réunissent, elles font traditionnellement figure de « commères », qui se retrouvent pour jaser, caqueter, pérorer, faire la causette ou bien des parlotes. La tradition a longtemps voulu qu’elles ne puissent que médire de leur entourage ou colporter les derniers potins !