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Peut-être, si tu me lis acidulement, te rappelles-tu qu’à l’agency, nous disposons d’un petit appartement secret, composé d’une chambre avec salle de bains et réfrigérateur. Je l’y conduis, lui branche la tévé, pas qu’il m’aille rater les « Chiffres et les Lettres », que justement, Mme Chplatz joue sa dixième manche, tu parles d’une ! Prof de lettres, faut dire, mais incollable nez-en-plus sur les chiffres, merde, qui dit mieux ! M. Féloche, il a assisté, quand il était petit à la naissance de l’émission, que Patrick Laffont, à l’époque, n’avait pas encore cinquante piges, tu te rends compte ? Et mon vieux Fava qui est toute la gentillesse humaine une et unique et universelle, frisait (c’est bien tout ce qu’il pouvait) la septantaine, à moins que ça ne soit la prétentaine, dans ces temps lointains, alors que le gars Renard qui porte si bien son nom, viceloque de la division à tables peu communes, s’entraînait encore avec un boulier, en rasant les tableaux noirs, toujours la tête dans les épaules et des rancœurs inexpiables sous sa mèche boudeuse. Sans parler des nanas chiffreuses et effaceuses, les muettes de cette géniale émission, aller d’un accouchement à l’autre, parce que dévergondant probablement pendant que les tagonistes se bricolent les méninges, à se demander si Max accepterait le mot linçoir (qui peut aussi s’écrire linsoir) des fois que son dico ferait relâche le concernant ! Moi, quand maman rentrait de l’école, elle s’hâtait de faire ses devoirs, pas rater les chiffres et les lettres. Une institution, ça se respecte. Je brancherai mes petits-enfants, plus tard. La pérennité des traditions. Ils seront baptisés et spectateurs des « Chiffres et Lettres », je jure solennellement. Et même quand les Russes seront là, on continuera de jouer en caractères acryliques, comme dit Béru. Si tu réfléchis un peu, il nous reste quoi de positif, en France, en dehors de cette émission ? Moi, je serais à la place de M. Defferre (à cheval) je leur cloquerais la Légion d’honneur à tous : Max, Patrick, Bertrand et les autres : ceux qui jouent, ceux qui regardent, la sainte famille, quoi ! Qu’à tous, enfin, le compte soit bon et qu’ils aient droit au mot de huit lettres rupinos entre tous : m é d a i l l e !

Il est un peu revigoré, notre vieux Féloche en découvrant l’écran magique, la divine lucarne source de tant et tant de félicité !

Mes potes qui nous ont suivis dans l’estanco assistent à son installation.

Elle est brève. Vignalet dépose ses charentaises neuves au pied du lit, accroche son gilet de laine au portemanteau, glisse dans un tiroir un vieux pyjama ravaudé, un caleçon long et une chemise décolorée, place sa valise sous l’armoire et met son maigre séant sur le bord du lit.

— Je vous remercie, fait-il, mais pourquoi cherche-t-on à me tuer ? Je n’ai jamais rien fait à personne ! Je suis retraité des postes, veuf de surcroît, sans enfants et sans fortune.

— Nous arrivons au cœur du mystère, monsieur Félicien, lui dis-je en prenant place à son côté.

— Comment cela ?

— Vous devez savoir quelque chose qui ne doit pas être révélé, à aucun prix, comprenez-vous ?

— Non.

— Je m’explique. A la suite de son phénomène de vision à longue distance, Fortuna a été kidnappée.

— Par qui ?

— Ne brûlez pas les étapes, bien des chapitres s’écouleront avant que nous le sachions. Il faut croire que cette crise de télépathie aiguë est d’une grande importance pour certains individus puisque le fait même que vous en eussiez été le témoin les induit à vous supprimer.

Il frissonne.

— Mais je ne sais rien ! Rien d’absolument rien de rien, mon pauvre monsieur ! J’ai soixante-treize ans passés, on ne tue pas un homme de mon âge qui ne sait rien ! A quoi cela rimerait-il ? Et pourquoi ont-ils enlevé Fortuna ? Oh ! Seigneur, dans quel guêpier me suis-je fourré ! Quand je pense que la belle-mère de ma charcutière me fait les yeux doux. Une femme de soixante à peine, avec une poitrine comme ça ! Par timidité je n’osais pousser mes avantages. Mais je suis certain qu’elle ne demande que du paf, cette personne.

Bérurier croit opportun de se manifester.

— Fais-toi pas de souci, papa, tu la récupéreras ta vedette ; je te sens encore un bon bout d’avenir devant toi !

— Vous croyez ? se raccroche le vieux.

— J’en sus certain, et c’est pas une parole de Gaston ! T’es bâti à chauve et à châle, papa ; tu ferais tilt av’c les cent carats que ça m’étonn’ra pas. Et inquiète-toi pas de c’t’attentat raté. L’essentiel, c’est qu’il fusse loupé, justement. Ça veut dire qu’t’as la baraque « A » pour ta pomme. Tell’ment eussent eu un cercueil, au lieu d’une baraque ! T’es né coiffé, espère ! Et maint’nant qu’t’v’là sous not’ protectance, l’dégourdoche qui voudra v’nir jouer au con, d’vra compter av’c Bibi !

— Merci, merci, oh ! merci à vous tous, pleurniche Félicien.

Je profite de sa rassérénation pour l’entreprendre.

— Monsieur Vignalet, vous allez rassembler vos souvenirs, qu’il n’en manque pas un seul ; je les veux tous au rendez-vous ; après quoi, vous me raconterez très succinctement la manière dont cette crise s’est déclenchée et déroulée.

Un silence me succède, qui donne de l’éloquence à mes paroles, si j’ose m’exprimer ainsi. Bérurier en profite pour chasser un gaz paumé dans son fort intérieur et qui cherchait depuis un bon moment la sortie. S’étant exprimé à bâtons rompus, et constatant que le bruit n’est pas venu seul, il hume bruyamment, avec l’opiniâtreté d’un setter irlandais chassant la grouse et alerte Pinaud du coude :

— Je l’avais dit que les cuisses d’grenouilles d’à midi n’étaient pas franches du collier, déclare Sa Majesté ; t’sais, y z’ont eu beau charger sur l’ail, quand c’est naze c’est naze.

Le léger intermède n’a pas troublé la concentration de notre pensionnaire. Le brave retraité bat le rappel dans sa mémoire. Pour ce faire, il a décroché son dentier, lequel applaudit dans sa bouche à cette semi-libération.

César Pinaud a pris le fauteuil pour s’endormir. J’attends.

Et Vignalet parle.

Que dit cet homme de bien pour qui l’orgasme devient problématique ?

Ceci :

— Je la brossais depuis un bon quart d’heure. Elle m’avait amorcé au départ en me roulant la quéquette entre ses mains à plat, comme une qui aurait confectionné des quenelles. Je la montais sans forcer, car le mérite de Fortuna, appréciable, c’est de ne jamais bousculer le client. Ce que je crains, chez les putes, plus que leur vénalité, c’est leur impatience. La plupart, vous l’aurez remarqué, ne songent qu’à vous expédier, sitôt leur dû perçu. Mais elle, pas : elle a de bonnes façons, polies, quoi ! Donc, je la fourrais à mon train quand je la sens qui tressaille. Etant sur le point d’aboutir, je ne m’intéresse pas à son mouvement. Seulement, elle se met à branler la tête de gauche à droite, comme lorsqu’on est en proie à une forte névralgie. Et puis elle me demande : « — C’est toi qui fais ça ? » Moi, tout ce que je faisais, c’était de lui placer mon petit porte-bonheur.

« Je m’arrête de fourrer pour demander ce qu’elle entendait par là. « — Ces cris », elle demande avec une grimace. « — Je peux pas crier puisque je te cause ! » J’écoute. L’hôtel était silencieux, juste des tintements de sommiers, comme il se doit, et des glouglous de bidets, ce qui allait de soi.

« Fortuna me fait dégager la piste pour s’asseoir. Elle se bouchait les oreilles. Elle suppliait : « — Non ! non ! Arrêtez ! C’est horrible !… »

— Pardon de vous interrompre, cher ami, vous souvenez-vous si la radio marchait dans le secteur ?