— Suivant le principe, j’ai répondu que vous n’étiez probablement pas là, mais que j’allais m’informer, et de quoi s’agissait-il. Le type a répondu que c’était grave et personnel. Je vous ai prévenu, vous m’avez envoyée au bain, le Gros s’est pointé, la gueule enfarinée, en disant qu’il vous remplaçait. L’homme aux tempes grises a dit : « Eh bien puisque vous remplacez M. San-Antonio vous ferez l’affaire. » L’un des deux jeunes s’est avancé. Il tenait une espèce de matraque à la main. Mais qui n’était pas en caoutchouc ! Du fer forgé avec une boule de plomb à son extrémité. Il a abattu Béru d’un seul coup.
Le Mastar gargouille. On tend l’oreille.
— Que dis-tu, mon biquet ?
Il s’efforce d’articuler la singulière phrase suivante, à l’imparfait du subjonctif vertigineux.
— Il aura fallu que je déchusse !
— Que racontes-tu, mon bébé rose ?
— Je me suis méfiée de rien car, comme dit Valéry, je résiste à croire à ces attractions mystérieuses de la prémonition. Ils eurent beau jeu de me frapper !
— Laisse, on va te conduire à l’hosto où on colmatera tes brèches. Ne t’agite pas. Ensuite, Claudette ?
— Ensuite, j’ai vu que le plus âgé me menaçait d’un pistolet à silencieux. Les deux autres ont sorti de gros engins de leurs sacs et se sont mis à saccager votre bureau en un clin d’œil. Seigneur, quelle désolation !
— Et puis ?
— Et puis ils sont partis. Mais avant de sortir, comme je leur criais « Salauds ! », l’un des deux jeunes m’a donné un coup de poing en pleine figure qui m’a presque mise K.O.
— Ces messieurs n’ont rien dit ?
— Non, rien d’autre.
— Ils n’ont pas donné d’explication, ni laissé de message ?
— Rien, vous dis-je !
— Bon, je vais faire réparer Béru. Fermez la porte, mettez le verrou, débranchez la sonnette et occupez-vous de l’installation du vieux. Ensuite, à tête reposée, appliquez-vous à dresser un signalement très complet des trois personnages. Notez tout ce qui vous passera par l’esprit à leur propos, placez le téléphone sur le répondeur et attendez mon retour, j’ai la clé, donc n’ouvrez à personne !
— C’est gai ! renaude la donzelle.
— C’est quand même plus marrant que de travailler chez un notaire, non ?
— Chez un notaire, les clients ne tuent pas les secrétaires. Avec tout ça, qu’est-ce que je dois mettre sur mon œil ?
— Des lunettes de soleil, ma chérie.
— Gros malin ! Sans charre, c’est quoi, le traitement ?
— Huit jours de patience pendant lesquels on jure aux amis qu’on s’est cogné contre la portière de sa voiture. Tu viens, mon joli Béru ?
7
PAR LÀ
J’aime bien les grands ensembles.
Lorsque je m’y déambule, j’apprécie davantage mon existence. Me sens bourré d’un vaste contentement : celui que me procure mon amour de la solitude. Pour bien se sentir seul, il faut avant tout avoir la notion des autres. Où l’acquérir à meilleur compte que dans ces vertigineux quartiers où l’homme est réduit à l’état de simple cellule sociale ? Empilé, numéroté, brimé, il est posé dans son logement-alvéole comme un pot de confiture sur une étagère. Ici, la vie n’est plus qu’une sorte de formalité quotidienne. Une journée ne conduit qu’à la suivante. On dort, on bouffe, on baise du surgelé. Quand on est jeune, on fout le feu à une bagnole pour se détendre les nerfs, quand on est vieux, on se réfugie dans le jaja ou le cancer. La picole et la maladie étant les deux échappatoires relatives qui vous sont disponibles.
Dans cette espèce de ville dans la ville qu’est le quartier de la Vigne Blanche, aux Mureaux, l’escalier « C » du bâtiment « H » ressemble comme une blennorragie à une autre blennorragie, à l’escalier « H » du bâtiment « C ». C’est merdique, pas fini, déjà usé, graffité de haut en bas, malodorant, vociféreur et dérapant.
La famille Baudu a fait quelque chose pour moi en créchant au premier étage (les mariniers, eux, habitent le dernier étiage). Une ascension de dix-sept marches, quatorze mètres d’un couloir obscur, et me voici devant leur porte dont la sonnette ne marche plus, mais dis, si Dieu m’a accordé deux index pliables, c’est pour quoi faire ? Alors : toc, toc !
Il s’ensuit à l’intérieur des grommellations, des « Vas-y !… Non, toi ! T’vois pas qu’ je sus occupé ?… Et mon cul, y l’est, occupé ? », etc. jusqu’à ce qu’enfin l’un des deux locataires cède et vienne ouvrir. J’ai devant moi une femme d’une quarantaine d’années si tu la regardes bien, mais qui pourrait être sa mère si ton examen est superficiel. Elle est flasque, grosse à certains endroits, maigre à d’autres, avec la peau grise comme la serviette blanche d’un hôtel de passes, plus un accoutrement que, bon, c’est pas la peine d’en rajouter, tu as déjà tout compris.
— Madame Baudu ? demandé-je pour la forme, étant déjà certain de la réponse.
— C’est à quel sujet-ce ?
— Francis…
— Ah, oui, merde ! Encore !
Elle ne s’efface pas pour me laisser entrer, car même Ajax ammoniaqué ne saurait l’effacer, mais du moins s’écarte.
Putain ce que ça fouette intense dans ce logis ! L’aigre. La seule chose qui soit sure (sans accent circonflexé, je vous prille, mes vaillants imprimeurs) ici, c’est l’appartement et ses occupants.
Devant la table, un alcoolo réfléchit sur ce proverbe latin de Publilius Syrus qui dit : « C’est le cœur et non le corps qui rend l’union inaltérable. » Pour aider au développement de sa pensée, il arrose celle-ci avec du « Cep Vermeil 12° ». Le personnage est violacé, tuméfié, suintant, avec un regard improbable qui fait songer à deux fientes de canari, et il a la tremblote. Il est chaudement emmitouflé, bien que la température soit, à l’instar de ma camarade Isaure, la Clémence même.
— Et voici monsieur Baudu ? jovialisé-je en lui présentant mon irréprochable main droite.
L’individu y laisse choir une livre de chair cradingue qui a la consistance d’un foie.
Il tente de me visionner, réprime un renvoi qui malgré tout va faire un tour en ville, et prononce, avec une voix tellement caverneuse qu’on la prendrait pour celle de l’homme de Gros-Moignon (c.d.B[4].) :
— Naturellement, vous êtes encore un flic ?
— De toute première classe, monsieur Baudu : commissaire San-Antonio !
Il y a des gens que ça sidérerait, d’autres qui se jetteraient à genoux pour baiser l’extrémité de mes chaussures ou me faire une pipe. Tu crois, lui ? Zob ! Il se sert un ras-bord mousseux d’avoir été versé de trop haut et déclare de son bel organe préhistorique :
— C’que j’en ai à fout’ !
Malgracieux, le papa du défunt Francis.
Je croyais débarquer dans un foyer terrassé par le chagrin, au lieu de, je tombe sur deux pionards grincheux. La rogne me monte en une virgule au point de rupture.
— Dites donc, les gars, moulez un instant le 12 degrés et essayez de bâtir des phrases cohérentes, sinon je vous emballe pour plusieurs jours et vous n’aurez à tuter que de la flotte javellisée.
— Quoi, nous emballer, on n’a rien fait ! insurge la mégère.
— Votre fils a été tué en jetant une bombe. Je peux vous faire une séance de garde à vue ne serait-ce qu’en qualité de témoins. Alors calmos, hein !
Le vinasseux biaise pour éviter de mettre les pouces.
— Pas dommage qu’il aye tété buté, ce charognard qui déshonorise la famille ! A force d’à force, c’était fatal, non ?
— J’apprécie l’oraison funèbre, dis-je. Maintenant contentez-vous de répondre à mes questions. Il a déjà eu maille à partir avec les poulets, votre loubard ?