Dans le fond, c’est beau une agonie. C’est crépusculaire ! Wagnérien, moi je trouve ! Ma foi, allons-y, tant pis.
Je le guigne sur le palier. Il est seul. Il souffle comme les quatre réacteurs d’un Boeing faisant le point fixe. Sentant mon regard pénétrant, il lève la tête (car il s’oblige à prendre l’escalier pour faire du sport).
— Nib et zob ! me lance-t-il.
On peut lui faire confiance, à Gugusse : il sait retapisser les anges gardiens. Un peu moins bien que le père Lapine peut-être, néanmoins il a droit à sa licence pro.
Nous entrons et allons droit au logement du vieux. Dire que je l’ai amené ici pour le mettre à l’abri, le bon Féloche !
Il gît là, au sol, sa cravate tranchée par Béru est pour un bout liée à son cou, pour l’autre attachée au tuyau de chauffage. Je m’agenouille et l’examine.
— Tu ne crois pas au suicide ? demande Bérurier qui se laisse tomber sur le lit.
— Un type qui ne pense qu’à placer sa pauvre bitoune n’a pas envie de clamser.
— Les gonziers se seraient donc introduits ici ?
Je déboutonne les hardes du somptueuxgénaire, guidé par mon instinct. En effet, son visage est marqué d’une crispation causée généralement par un coup violent au plexus.
Une auréole bleutée se lit sur son vieux bide peu velu.
— On lui a coupé le sifflet en lui enfonçant brutalement le canon d’un feu dans le prosper, dis-je.
— Comment t’est-ce ils ont pu rentrer ici, avec not’ verrouillage breveté ? Il est imputrescible, d’après la Maison Fichet !
— Sauf lorsqu’on en possède la clé.
— Mais, la clé…
— Il en existe quatre : j’en ai une, toi aussi, de même que Claudette et Pinaud.
Je sors l’objet et le fais briller à la lumière de la télé restée allumée. Tu as la tienne, Gros ?
Le Pertinent s’explore, produit tour à tour : un porte-monnaie qui ressemble à un rognon de veau gâté, la fin d’un paquet de dattes, une clé à molette, un flacon d’élixir du Bon Secours, de la monnaie, un carnet réclame, une tomate en bonne voie de mûrissage, un couteau Opinel, le poster d’un postère de marque féminine plié menu, un revolver au canon bourré de brins de tabac, un paquet de cigarettes moins Gauloises que lui, une pochette d’allumettes, une culotte de dame maculée de cambouis, une poignée de préservatifs moisis, trois noix, la partie inférieure de son ancien dentier (en dépannage), un trognon de saucisson à l’ail, une boussole, un crayon taillé à chacune des extrémités mais déminé pourtant, un petit lexique franco-anglais, un morceau de gruyère, seize capuchons de pointes Bic, un tube de vaseline (il est surdimensionné, ne l’oublie pas), une ampoule électrique de cent cinquante watts, un cigare coupé en deux dans le sens de la longueur, la vie des seins racontée par l’image et une boîte de sardines entamée.
Une exploration minutieuse de l’ensemble l’amène à dénicher la clé de l’agence collée au paquet de dattes. Il la suce pour la dégluantir et me la présente :
— A vot’ disposance, m’sieur l’directeur de mes grosses deux.
— Bien, fais-je, sans m’émouvoir, tout comme Rodrigue quand il causait à ce sale comte que je te demande un peu : filer une mandale à m’sieur Don Diègue, jaloux, va ! Bien, reste Pinaud et la môme.
Tout en déduisant, j’explore le bottin par rues. Parviens au 37 de la Léo-Malet Street, trouve la concierge, appelle. Georgette me répond, me dit qu’oui : César est là ; ils prennent le thé avec du cervelas en salade et du vin blanc, me le passe. J’interroge Pépère : a-t-il sa clé de l’agence ?
— Naturellement, bêle l’ancêtre.
Même jeu que pour Béru : il se dépoche, s’explore. C’est long, tortueux. J’entends, je devine. Enfin il exulte un « La voici ! » triomphant.
— Parfait : dis-moi, papi Pinaud, la vieille Russe est-elle sortie de l’immeuble ?
— Du tout.
« Alors, me dis-je en apartheid, d’où m’a-t-elle téléphoné puisqu’elle ne s’est pas servie de sa ligne ? »
— Repasse-moi ta potesse pipelette, vieux cataplasme, et continue d’ouvrir l’œil, il se passe des choses et encore des choses comme il ne s’en est jamais passé depuis Philippe le Bel qu’on appelait également le Quatre.
A nouveau Georgette.
— Moui ?
— Ma Georgette, qui d’autre habite sur le même palier que la dame Pistdesky ?
— Les greniers ! rigole-t-elle, son appartement a été aménagé dans les combles, jadis.
— Et au-dessous dudit logement ?
— Il y a l’Institut des Sciences Séparées.
Les Sciences Séparées ? Jamais entendu parler de ça ! Ça consiste en quoi ?
Je le demande à Georgette.
— Je ne sais pas, me confesse-t-elle, mais c’est savant. Il y a des gens qui viennent du monde entier.
— Et c’est dirigé par qui ?
— M. Matamo Mattamor, un homme très bien, un Argentin avec une barbe et des lunettes.
— Du personnel ?
— Une secrétaire, Mlle Grandt-Ekar, je crois qu’elle est plus ou moins américaine d’origine.
— Merci ; voulez-vous me repasser César ?
Baderne-Baderne a une quinte d’atout, comme souvent, comme toujours. Il interprète en permanence le « Désert des catarrhes », l’Artiste. J’attends qu’il ait fini de me pilonner le tympan avant de lui enjoindre.
La crise s’espace et sa respiration de ventilateur colonial retrouve un rythme à peu près normal.
— Pinuche, lui dis-je, je crois que ton poste d’observation n’est pas suffisamment élevé. C’est depuis les greniers que tu vas surveiller l’appartement de la mère Pistdesky. Tu vas y grimper en chaussettes, et tâche de tousser avant de t’installer. Perce un trou dans la lourde située en face de celle à mémère et choisis ton meilleur œil pour guigner. Restes-y jusqu’à nouvel ordre.
— Et c’est quoi, environ, nouvel ordre ? plaisante le Délabré.
— Quelques heures, quelques jours, quelques mois, mais je ne pense pas que cela aille au-delà de Noël, tu seras sûrement chez toi pour les fêtes !
Terrassé par la fatigue consécutive à ses blessures faciales (je devrais écrire « fessiales »), Béru s’est endormi dans le studio, près du cadavre de Féloche.
Pour ma part, je me suis installé au téléphone comme à un poste de commandement, et je bombarde tout azimut. Une enquête uniquement menée au biniou, quel sujet ! Ça ne serait pas duraille à fourguer à un produc de cinoche. Tu juges l’éconocroque de décors et de personnages. Comme casting (qu’ils disent) : un seul comédien. Le mec en tête-à-tête avec un appareil qu’on choisirait moderne et pimpant, dans les tons corail pour égayer l’œil. Faudrait un bon acteur, pas chiant, expressif. Vers le milieu du filin il poserait sa veste, afin de renouveler le climat. Et la vedette ferait comme mézigue : coup de grelot ici, coup de grelot là. Il aurait une voix intérieure pour rassembler les éléments, tirer les concluses. Magistral, je te dis ! Et à la fin finale, quand il démasquerait l’assassin, le confondrait vilain ! « C’est vous Bitambois qui avez assassiné le garde-barrière ! Vous qui avez fait dérailler le Paris-Vintimille en déboulonnant la voie sur quinze kilomètres ! Ne quittez pas l’écoute : je vous arrête ! Grâce à un procédé de mon invention, si vous lâchez votre combiné téléphonique, tout saute et vous ne formerez plus qu’une horrible tache pleine de poils ! » Beau, non ? Tiens, je vais le vendre à Dorfmann, quoique lui, c’est un vrai producteur, faut que j’en trouve un autre, à petits moyens, ce ne sera pas difficile.