Il embraye. Son porte-flingue mâche de la gum, ce qui fait saillir ses maxillaires comme les omoplates des pauvres petits Hindous dénutrifiés.
— Et il s’y passe quoi, rue Léo-Malet ? questionne mon collègue une fois que son levier de vitesse a abouti dans le cran de la quatrième.
— Je vais te faire un résumé des chapitres précédents. Tu peux écouter en conduisant ? Sinon, comme moi je peux conduire en parlant, je prendrai le volant.
Son silence boudeur me donne à penser que je suis allé un peu trop loin dans la boutade, aussi m’empressé-je de me mettre à narrer. Comme, par insigne clémence de ma part tu es déjà au courant de ce que je vais lui cracher, je te donne dix minutes pour aller prendre une tasse de thé au vin blanc.
Et dix minutes plus tard…
— Pourquoi joues-tu les Fantômas en te faisant évacuer de ta foutue agence en civière ? demanda Maillard après moult autres questions.
— Parce que les gars m’ont fait téléphoner par la vieille uniquement pour que je me rende chez elle. Or, je ne veux pas leur donner ce plaisir et j’entends y retourner sans qu’ils le sachent. Ils me surveillent. D’autre part, comme il est vraisemblable qu’ils ont buté le vieux, ils auront trouvé normal qu’on évacue son cadavre par les voies légales.
— Je vois, soupire Mailloche qui a gardé d’un séjour en Grande-Bretagne des tournures de phrase typiquement anglaises.
Son embryon continue de mastiquer à son côté. Le bruit me devient doucement insupportable. Quand je vois des jolies nanas mâchouiller à vide, comme ça, j’ai envie de leur filer coquette dans le clap pour les stopper.
— Et nous, dans l’affaire, on joue à quoi ? insiste mon homologue de la Redoute.
— Toi, tu restes au volant, et moi avec toi. On observe le topo. Ton scout d’élite, ici présent, crache sa saloperie de chewing-gum de merde, et monte aux nouvelles chez la vieille : dernier étage, il ne peut pas se gourer. Il dit qu’il est un ami d’Yvan Tadlartich, de Londres, et qu’il vient, de sa part, récupérer une lettre que ce dernier a oubliée lors de son dernier séjour, dans le tiroir de l’horloge, ou n’importe quel autre vanne. Tu te souviendras, Gras d’os ? Tadlartich, Yvan. Répète !
Longeron rebiffe :
— Non, mais dites donc, commissaire, vous me prenez pour un débile ?
— Pas du tout, rétorqué-je ; pour un ruminant.
Au lieu de glavioter son caoutchouc, il déplie soigneusement une nouvelle tablette qu’il s’enquille dans le limonaire à sottises, ostensiblement, bien marquer qu’il me conchie.
— Le voilà bien, le régime basses calories auquel rêvent les frangines, soupiré-je.
— Une fois chez votre bonne femme, que dois-je faire ? grince l’escogriffe.
— Rien : regarder. De deux choses l’une, ou bien elle t’envoie aux bains turcs, et tu te retires en saluant de l’échine, ce qui ne te sera pas difficile puisque tu es déjà voûté à 45 degrés, ou bien elle te laisse musarder dans son appartement et tu fais mine de chercher quelque chose que tu ne trouveras pas, et pour cause. Va, mon grand, je suis de tout cœur avec toi.
Il se dévoiture sans plus attendre et traverse la rue, comme une cigogne un marécage, en levant haut ses longues cannes.
— Tu n’es pas tendre avec lui, soupire Maillard ; que t’a-t-il fait ?
— La gueule, réponds-je ; il appartient aux orthodoxes de la cage à poules qui me prennent pour un charlot et me le manifestent muettement. Moi, je rends la mornifle oralement car je suis un bavard, tous les truqueurs le sont, pas vrai, Mailloche ? Nous autres, bateleurs, sans bagout, nous serions démunis.
Il me frime dans son rétro.
— Quand on a choisi le style rigolo, il faut l’assumer, dit-il. Toi, tu rêves de déguiser la reine d’Angleterre en Mickey Mouse, et tu voudrais que l’on continue de se prosterner devant elle ! Tu n’es pas logique, Sana.
On est là, lui et moi, représentants de deux tendances opposées, Maillard, symbole de la vieille méthode appliquée, rapports écrits à la plume Sergent Major ; et mécolle, le fantoche, funambule de la chose policière. On est là, dans cette vieille tire, en fin de carrière elle aussi, à se balancer des vérités aigres-douces, sans véritable hargne, mais en s’entre-méprisant de son mieux. Le fumeur de pipes contre le fumeur de Davidoff. On est là, alors qu’on a des plats au four et qu’ils risquent de brûler. Le mystère de la pute enchantée. Près de l’avenue Mozart. Tu te souviendras ?
— Tu crois au surnaturel, toi ? questionne Maillard du ton d’un qui n’y croit pas.
— Jamais le matin, dis-je. Mais ça m’arrive parfois, la nuit, quand je suis blindé et que je parviens à retrouver le chemin de la maison.
— Il y a une magouille, non ?
— Je n’ai jamais bien cerné la définition de ce terme, avoué-je. Qu’entends-tu par là, collègue ?
— J’espère que tu ne crois pas aux visions de cette prostituée ?
— Non, pas trop.
— Donc, elle a agi de la sorte dans un but précis.
— C’est possible.
— Ça n’est pas « possible », Sana, c’est certain. Pourquoi ce circus ?
— Ecoute, vieux cartésien, sois aimable et raconte-moi comment elle a pu se mettre à décrire une scène qui se déroulait à huit cents bornes de là au même instant !
Maillard tire de sa vague un mouchoir grand comme un parachute et y laisse batifoler son pif à la Robert Dalban. La chose faite, il regarde le tableau de chasse, replie l’étoffe à carreaux, s’essuie les narines puis soupire :
— Qui te dit qu’elle était synchrone ? Au début du tiercé il y a bien eu une arnaque basée sur le téléphone. Un type restait en ligne à l’agence du P.M.U., un autre, sur le champ de courses se trouvait en communication avec lui et lui filait les numéros des gagnants à l’instant où les bourrins passaient la ligne. Le gars avait le temps de jouer avant que le téléscripteur ne se mette à fonctionner. Depuis, bien sûr, on a stoppé les paris avant le départ de la course.
« Entre l’instant où l’événement s’est produit et celui où la radio a annoncé la nouvelle, il s’est déroulé un laps de temps d’au moins plusieurs minutes pendant lequel quelqu’un a pu décrire depuis Cannes ce qui venait de se passer. »
— Tu oublies que la Fortuna se faisait calcer par le vieux depuis un bout de temps. Elle avait les quatre fers en l’air dans un pucier d’hôtel, et le père Vignalet, bien que vert encore, était loin de faire de l’éjaculation précoce.
Mon objection me vaut un haussement d’épaules du collègue.
— Ouais, tu tiens pour la mère Soleil, ronchonne Mailloche, ça se sent. Je parie que tu mets encore tes grolles dans la cheminée !
— Exact, conviens-je. Maman y tient autant qu’à la photo de papa accrochée au-dessus de son lit.
Mon homologue reste impassible. Il ressort sa bouffarde et entreprend de la bourrer d’un pouce expert.
— Pourquoi, selon toi, ont-ils tué le vieux ?
Là, il se paie un sourire de paysan venant de toucher l’argent de sa récolte.
— Vas-y, réponds ! Tu as bien une idée, non ?
Moi : une idée ! Alors qu’elles grouillassent dans ma tronche comme les asticots sur une charogne.
— Parce qu’il pouvait révéler un fait susceptible de nuire gravement à ces gens.
— Voilà, tu as gagné ton paquet d’Ariel.
— Cela dit, j’ai eu l’occasion de cuisiner le bonhomme : il ne savait rien.
— Qu’il prétendait !
— Pourquoi m’aurait-il caché quelque chose, alors qu’on venait d’essayer de l’assassiner ? Il claquait de ses fausses dents, le pauvre biquet. Et pourquoi a-t-on kidnappé Fortuna ? le collé-je (ou collège) à mon tour.