— Idem que pour le vieux.
— Seulement lui, on le bute, tandis qu’elle on la kidnappe.
— Le résultat sera probablement le même, mais en ce qui la concerne on aura voulu la faire parler avant de la refroidir.
— Parler de quoi ?
— De son don, par exemple.
On est là, je te dis, à jacter comme deux petits retraités au coin du feu. Et pourquoi ceci, et comment cela. Chacun son opinion, sa version, ses certitudes secrètes. On finit par la boucler, de guerre tu sais quoi ? Lasse.
Ducon transforme l’habitacle en ville du Creusot un soir de brouillard. Comme mille fois au cours d’une journée, je pense à Maman, brièvement évoquée il y a un instant. Tout à l’heure, je lui passerai un coup de fil pour lui dire qu’elle m’attende, on croquera ensemble, tardivement. Des mini-réveillons, ça nous arrive. Elle grignote pour faire semblant pendant que je savoure ses petits plats. La bouffe est une fête, faut oser en convenir. Je vais choisir une chouette boutanche à la cave. Un bourgogne, souvent. Elle s’en tape un verre, Maman. Dit que c’est excellent pour me faire plaisir, mais à la manière dont elle réprime une grimace, je vois bien qu’elle n’aime pas ça.
— Tu es marié ? je demande à Maillard.
— Veuf !
— Excuse-moi, j’ignorais.
— Ça ne fait rien, elle me faisait tellement chier que je n’ai jamais pu la pleurer.
— Tu t’es reconverti dans le cul ?
— J’ai deux copines que je mets en compétition, sinon je préfère vivre avec mon fils qui fait sa médecine. Un bûcheur.
Je louche sur sa montre de bord qui est arrêtée et, optimistement marque midi vingt, ça me donne envie de consulter la mienne.
— Dis donc, il est longuet à revenir, ton éclaireur de France, murmuré-je, non sans appréhension.
— On va aux nouvelles ?
J’hésite. Une grande tracasserie me broie le plexus. J’éprouve une forte envie de gerber, comme autrefois, avant de passer des examens. Cet immeuble, là-bas, est si paisible, si authentiquement, si quiètement bourgeois.
— Tu pourrais aller demander à la concierge de monter voir, dis-je.
La rue somnole dans la nuit floue, éclairée à juste mesure. Des bagnoles passent, quelques piétons furtifs. On perçoit la rumeur des téloches et les fenêtres brillent, y compris celles de la mère Pistdesky qui donnent de ce côté de l’immeuble. Je m’énucle à mater les alentours. Rien d’insolite. Notre voiture est stationnée le long du mur de briques. Ça fait britiche, la brique, moi je trouve ; ou flamand.
Maillard tisonne le foyer de son calumet.
— Et tes frères Karamazov, me demande-t-il ; les ineffables Pinaud et Bérurier, ils sont en vacances ?
— Non, soupiré-je sombrement : ils se trouvent à pied d’œuvre au 37.
Maillard remarque :
— Généralement tu ne fais jamais appel à la main-d’œuvre extérieure, hein ? Vous bricolez vos fromages tous les trois, et on lit les résultats dans les journaux.
Là encore, il me virgule des fléchettes dans l’orgueil. Bon Dieu, ce qu’on peut être fumiers, les hommes ! Et insatiables, question merderies.
— Oui, je sais, Mailloche, je sais, je suis un pauvre petit flic frileux, perdu dans le labyrinthe du mystère et qui tient fort serrée la main de son vieux tonton Maillard, mais bouge ton gros cul de podagre, pour l’amour du ciel, je suis plein de funestes pressentiments.
15
DE LA JEUNESSE
Je sais ce que certains vont m’objecter.
Quelle idée de donner des titres de chapitres aussi incohérents à ce très beau livre que je vais, tant il est pertinent, gracieux, efficace, tout bien, courir, à peine que lu, le faire relier avec la peau des couilles de mon cher grand-père, lesquelles couilles, du fait d’une double et magistrale orchite, occupaient tout son avant-scène.
A ceux-là, protestataires par vocation salingue, je répondrai, par pure condescendance, malgré que je sois un con de l’espèce montante (la plus hardie), qu’ils n’ont qu’à les lire à la suite, en partant du début, et que bravo Santantonio, voilà au moins un auteur vraiment à l’hauteur, qui ne laisse perdre aucun recoin de son polar pour s’exprimer.
Là-dessus, je dois te déclarer que le père Maillard est entré dans l’immeuble number 37 depuis vingt minutes au moins et qu’il ne réapparaît toujours pas. Il commence à se faire tard. Ma tocante indique vingt heures trente et une en chiffres catholiques apostoliques romains signés Piaget.
Pas de Béru ; pas de Pinaud, pas de Longeron. Cette grande maison de style rétro me fait l’effet d’un formidable dragon dont la gueule béante, en l’occurrence le porche, gobe mes potes et auxiliaires comme un anus les suppositoires.
Chose à peu près incroyable — mais je t’ai habituée à pire, n’est-ce pas, Ninette ? — il n’en est sorti personne depuis que je suis en planque. Une dame portant un porte-documents y a pénétré. Un mec à longs tifs a allumé un mégot douteux à l’abri de l’entrée. Hormis ces deux faibles éléments : que tchi, ma douce enfant ! Tout reposait dans Rome.
« Que vais-je décider si onc ne ressort dans l’heure qui vient ? » me questionné-je avec acuité.
Le temps de trouver la réponse écrite à l’envers à la dernière page de la brochure, que voilà un zig qui s’annonce au volant d’une Porsche épique, vieille à crever, déglinguée, plus émouvante dans son dénuement de grande dame que le tas de ferraille de tonton Maillard.
Il gare avec une belle impudence son bolide pile sur le berceau du 37, et merde pour qui voudrait entrer ou sortir de la crèche avec un quelconque vehicle (en français : véhicule). Le conducteur sort prestement de sa tire. Il y était seulabre. C’est un grand garçon blond qui, dans la nuit froide de l’oubli passerait aisément pour Björn Borg, ce célèbre sportif dont on ne peut correctement prononcer le nom qu’après avoir absorbé au moins deux comprimés d’Alka Seltzer. L’arrivant s’engouffre dans l’immeuble.
Et pourquoi, l’Antonio tant aimé, décide-t-il que le faux Beurgh, pardon : Borg, est un personnage suspect ? Hein, dis, qu’est-ce qui lui permet une telle pensée ?
Je m’évacue de mon poste d’observation pour aller visionner la Porche de plus près. Elle possède des plaques suisses immatriculées à Bâle ville (car il existe Bâle campagne). Sur le siège arrière, l’est une mallette de cuir noire et un imperméable. Alors moi, tu sais quoi ? Faut que je te fasse rire ! Usant de mon sésame tout terrain, de déboucler la lourde et d’agripper fissa la valtouze. Culot, hein ? Car enfin, non ? T’es d’ac ? Bon. Et je retourne chez Maillard. J’emploie la préposition « chez », une tomobile ayant légalement valeur de domicile.
Mon intention prélavable est d’en examiner le contenu pour, ensuite, la retourner mettre à sa place, mais ne le puis vu que le Beurgh Beurgh (pardon : Beürgh Beurgh) se la radine déjà. Il n’est pas seul : un homme d’une demi-sièclerie d’années l’accompagne, qui tient un attaché-case d’ambassade. L’un et l’autre prennent place dans la Porsche. Démarrage bruyant, foudroyant. Deux loupiotes rouges au bout de la rue Léo-Malet et fini, plus rien : ne me reste qu’une petite valise noire purement volée et le remords de m’être livré à cet acte de roulottier.
A vrai dire, j’ai eu une espèce d’élan pour filer les deux hommes. Ce qui m’a retenu c’est de constater que le vieil emmanché de Maillard, dans un geste machinal d’automate mal pensant, a empoché sa clé de contact en sortant.
Dès lors, j’ai tout loisir de sonder le contenu de la mallette. Je serai bref. Elle renferme des liasses de billets de cent dollars neufs (ou neuves, car les billets étant neufs, les liasses le sont également). Deux billets d’avion Paris-Orly-Genève par le vol de 21 h 45 en first. Un passeport dont la photo représente le sosie du fameux pénisman, lequel, d’après ce qui est écrit là-dessus, s’appellerait Aldo Walter, serait né à Basel (Bâle) il y a trente ans, montre en main, où il aurait son domicile Grossbitstrasse, 29.