Tout à coup il s’arrête, crispé.
— Seigneur ! s’exclame-t-il.
— Quoi donc ? réponds-je en lieux et place de celui-ci.
— J’ai perdu mon mégot dans le galetas ! Tu permets un instant, je vais aller le chercher.
Je pose une main pleine de phalanges et de tendresse sur le vieux cintre à habits disloqué lui servant d’épaules.
— César ! Voilà des lustres que nous nous connaissons et je ne t’ai encore jamais vu allumer une cigarette. Ça t’ennuierait de faire ça pour moi ? Une fois, une seule dans notre histoire commune. T’admirer, une cousue neuve au bec, tirant d’icelle une première goulée ; quel grand moment ! J’ai peur de jouir dans mes guenilles à un tel spectacle.
Il hoche sa belle tête ouvragée, de champignon non cueilli.
Et voilà que le miracle se produit. Que cette chose tant rêvée par moi s’opère sous mes yeux. Baderne-Baderne plonge le bout de sa menotte dans la poche du rez-de-chaussée de sa veste. Il en ramène un machin, ou si tu préfères un truc bleu roulé, froissé, terni, sur lequel se lit encore le casque du cher Vercingétorix : un paquet de gauloises. Minutieux, à tout petits gestes gourmands, il ouvre ce tronçon de paquet, finit par y dénicher une espèce de chose indéfinissable, qui fut blanche et cylindrique avant de ressembler à la carcasse d’un gros ver blanc mort en étant lové. Des doigts de magicien, César. Chirurgien de la tige ! La cigarette redevient rectiligne, guérit de ses rides, récupère sa forme originelle. Alors il l’embecque, tire son briquet fumeux dont la haute flamme de derrick s’abîme dans un nuage noir, et allume sa cibiche qui, dans la fournaise devient illico mégot. Le Rogaton rabat le couvercle du briquet. Puis il cueille sa sèche entre index et médius afin de l’écarter de sa bouche et la contempler, la sentir vivre entre ses deux salsifis. Il expulse une goulée. Sourit d’aise. L’instant est solennel, troublant parce que mystérieux comme la migration des tortues de mer jusqu’aux rives de Guyane.
— Merci, balbutié-je ; tu n’auras pas affaire à un ingrat.
Le Bêlant opine, certain qu’il ne s’agit pas d’une promesse en l’air.
— Je crois avoir trouvé, déclare-t-il.
— Trouvé qui, trouvé quoi ?
— L’issue que nous cherchons, l’évidence m’a frappé pendant que j’allumais cette cigarette, Antoine. A travers la flamme, j’ai vu et compris.
Il désigne un angle de l’atelier.
— Le cosy-corner. C’est ici le seul meuble qui ne soit pas déplaçable parce qu’il est fixé au plancher. Je suis sûr qu’il est truqué. Le sommier s’en va ou bien un quelconque système permet de le faire pivoter tout entier.
O incomparable esprit ! O souverain alchimiste de la déduction, capable de transformer l’incompréhension la plus dense en claire évidence ! O cher Pinaud des admirables Charentes ; Pinaud des charades ! Maître à déduire de la police française ! Eclat de la pensée universelle ! Glorieux hémorroïdaire ! Personnage sapide et odorant ! Prince des vérités ! Pierre tumulaire de la raison ! Grâce te soit rendue, si par hasard tu l’as perdue, pour ta clairvoyance à claire-voie.
Il a dit juste.
Le cosy, tu penses ! Et corner de surcroît. Corner = angle. Ah ! certes, il nous faut du temps pour découvrir l’astuce. Non, le sommier ne se soulève pas. Non, le meuble ne pivote pas. C’est le montant tourné vers la pièce et garni d’étagères incorporées, qui s’ouvre telle une porte, démasquant une ouverture bourrée d’escaliers colimaçonniques.
Tu penses que c’est plus le moment de chiquer les marmottes et se coller le nez dans le cul en attendant que passe l’hiver !
Me voici déjà engagé à mi-corps après une rapide inspection vers les abîmes redoutables de l’appartement du dessous, t’sais : l’Institut des Sciences Séparées. Il n’est qu’une façon de dévaler un escalier de ce genre : s’y laisser glisser en espérant que tes miches n’auront pas trop de bleus à l’âme.
Je ne dois pas mettre plus de trois secondes pour parvenir à destination. J’atterris dans un local noir comme une panne de lumière dans les catacombes. Il s’agit d’un réduit où l’on a entreposé des piles de papiers et des appareils de bureau déglingués.
Un loquet soulevé et me voici dans un local sans joie, très vaste, revêtu de boiseries à prétention Louis XV. Des chaises pliantes, dépliées, sont disposées par rangées. On trouve une estrade de deux marches à l’autre extrémité, dépourvue de meubles mais supportant un écran pliable de cinématographe. Près du réduit, sur une table haute sur pattes, un appareil de projection assez sophistiqué me paraît-il, mais moi, tu sais, je m’en fous, n’étant pas le genre goinfreur de Fnac ; tout ce qui est appareils, photo, radio, télo, me fait chier. Dans les bibelots modernes, je n’aime que les bagnoles ; les chouettes, bien perverses, les sublimes putes de la route qui te filent des sensations uniquement parce que tu fais cadeau aux gendarmes de la limitation de vitesse. Mais bon, je m’écarte, comme disait la danseuse étoile. Et alors je traverse la vaste pièce de conférences pour me retrouver dans un couloir.
Près de l’entrée l’est un boxif de réception fabriqué avec de l’Isorel. Les murs sont couverts d’affiches et documents relatifs aux Sciences Séparées, lesquelles prétend-on vont infléchir le développement socioculturo-déambulatoire. Deux portes, en face de la salle de séminaires (usons du bon langage). L’une permet d’accéder à un bureau mal ordonné, plein de classeurs, avec des dossiers attachés à la va-te-faire-mettre empilés et bousculés ensuite, dégueulant sur le plancher, surchargeant le meuble à cylindre (j’adore les vieux bureaux à cylindre, comme je n’en possède pas, j’en fous dans tous mes livres) escaladant les cloisons, encombrant les sièges, bref : le foutoir.
La dernière pièce fut la cuisine de l’ancien appartement, du temps qu’il était honnête et hébergeait une famille (la salle de conférences devait autrefois recéler deux ou trois chambres dont on a fait tomber les galandages). Cette cuisine désaffectée est plus triste que le reste, à cause probable des carreaux de faïence et de l’évier surchargé de dossiers envahisseurs. Décor d’épouvante.
Surtout avec trois cadavres entassés sous l’évier. Parmi lesquels celui de Fortuna et celui d’Alexandre-Benoît Bérurier, mon très cher, mon incomparable, la chaleur de mes jours !
Le troisième mort est un jeune type brun, pas sympa malgré la sérénité post mortem.
— Alors, ça se passe comme tu souhaites ? demande le père Pinuche en me rejoignant.
18
ANTICONS
Ainsi donc, par un cruel machin du chose, et du sort, destin, trucmuche, tout ce qui te semblera bon, apte, judicieux, naninanère, oui, ainsi donc, Pinaud que j’avais cru dessoudé est vivant, et Béru, sur le compte de qui est-ce je ne me faisais pas trop de souci, est mort. Il gît, frappé d’une balle dans la tête. L’impact est net sur le pansement encore clair (ne parlons plus de « blanc » au bout de quelques heures d’utilisation béruréenne). Plein front ! A bout portant ! Le trou noir de poudre s’auréole de sang. Ah ! l’horreur de cette profonde nuit ! Ah ! l’impitoyabilité de cette destinée hors série ! Mon Béru ! Mon cher gros bambin joufflu !
Pinaud est tombé à genoux et tu croirais un chevalet à scier le bois, tant tellement qu’il est tout en os, et tout entrecroisé. Blafard, le mégot éteint, l’œil plus éteint encore, la goutte au nez semblable à une stalactite ; il est abattu par la douleur.