— Vous possédez les adresses privées des dirigeants de cette boîte, chère Victorine ?
— Non, dit-elle, mais je m’appelle Georgette.
Mes hommes sont là, qui m’encadrent. Le Gros vacille mais tient debout. Pinuche tient debout, mais vacille de sommeil.
Je conseille à Ernestine de descendre se zoner.
— Et les copains d’en haut, demande César, on prévient qui de droit ?
— Non, je n’ai pas le téléphone de Quidedroit depuis qu’il a déménagé, réponds-je.
— On ne peut pourtant pas abandonner tous ces cadavres…
— Du train où vont les choses, on frétera un camion à la fin du bouquin pour opérer la ramasse, ainsi nous obtiendrons des prix.
— Tu décides quoi ?
— Minute !
La vie est curieuse, non ?
Tout ce tohu, ce bohu, ce chari, ce vari, cette cavalcade… Et plus de mamie Pistdesky ! Elle me manque, je l’aimais bien, dans le fond, cette vieille dadame pittoresque.
— Tu vas raccompagner Béru chez lui, fais-je à Pinaud. Qu’il mande un médecin…
Mais l’Enflure s’insurge, ou plutôt, insurge, je préfère la forme sanantoniaise.
— Non, j’veux pas rentrer, si la belle Berthy m’voye radiner av’c c’te gogne, elle va faire tout un circus. Moi, c’que j’veux, c’est pioncer un bon coup peinard, qu’après ensute, j’me f’ra soigner si d’b’soin est.
Comment résister à un tel vœu ?
— Conduis-le aux Studios Fleuris, dans la rue de derrière, décidé-je, il y sera peinard !
Par cette décision je vais infléchir le cours de l’histoire, mais n’anticipons pas !
Et bon, mes archers galoupent, Caïn cana. Moi, toujours en chaussettes, j’éternue. M’man me répète souvent qu’on s’enrhume par les pieds. Et si je lui filais un coup de tube, pour lui annoncer que je rentrerai tard ?
Je furète pour trouver un bigophone ; il existe un poste dans le box en Isorel destiné à la réception. Le hasard est une pure merveille, tu ne l’ignores pas, ou alors c’est que t’es une petite conne mal lavée. A l’instant précis où je pose ma main sur le combiné, le vibreur d’appel se met à bourdonner.
J’hésite pour la forme, puis décroche.
Voix de femme, léger accent étranger d’origine indéfinissable (d’Olonne) :
— Monsieur Köl ?
— Oui.
Je chuchote, ce qui est la meilleure manière de déguiser ma voix.
— Vous ne pouvez pas parler ? demande la femme.
— Difficile, je vous expliquerai ; que désirez-vous ?
— Je viens de rentrer chez moi et j’ai trouvé le signal rouge. Qu’est-ce qui se passe ?
Tu sais que dans ma profession, on est contraint de phosphorer vite et bien. Ne pas s’attarder en vaines considérances. Quand mon cerveau atteint les trois mille tours, le turbo s’enclenche, et alors il tourne fusée. Je me dis : « Bonne femme de la bande. Un signal d’alerte était prévu. Cette conne appelle ici pour tenter d’en savoir davantage. Il faut la ferrer coûte que coûte. »
— On a eu de gros ennuis avec en haut, chuchoté-je. Prenez une voiture et venez me chercher. Par mesure de sécurité, arrêtez-vous devant le 41, mais faites vite !
Je raccroche.
Et mon coup de turlu à maman ?
J’ai juste le temps de lui gazouiller quelques petits gouli-goulas dans l’oreille.
— M’man ?
— Mon grand ! Penses-tu rentrer souper ?
A partir d’une certaine heure (et elle est franchie), il n’est plus question de dîner.
— Pas sûr, j’ai deux ou trois bricoles à régler, ma poule ; laisse sur le coin de la cuisinière, je ferai chauffer en arrivant, si je rentre.
— Je t’avais préparé un gratin d’aubergines et du porc aux pruneaux.
La voix est teintée de regret. Réchauffé, c’est plus pareil, tu comprends ?
— J’ai tellement faim que je viderai tes casseroles !
— Par exemple, comme dessert je n’ai que des bananes !
Ça me fait rigoler.
— Le fruit le plus intelligent de la création, c’est la banane, M’man. A preuve, il est à fermeture Eclair et n’a ni noyau ni pépins. Tu sais que je t’aime ?
— Mon grand !
Bon, ben voilà. Je donne une bise au biniou, Maman la reçoit dans l’oreille et glousse. C’est gentil, le téléphone, quand on sait s’en servir.
19
LESQUELS SONNENT
Je comprends mal qu’on nous appelle « téléspectateurs ». Dans mon bel esprit climatisé, spectateur implique une notion de rassemblement. On se réunit, des gens différents, pour voir du cinoche, du théâtre, entendre un concert, assister à une corrida. Mater la lucarne magique, c’est sournois. Un peu louche. On est chez soi. On peut se faire sucer pendant, manger de la tarte, fumer du « H ». Je crois que le vrai terme adéquat devrait plutôt être « télévoyeurs ». C’est assez torve, le principe.
Je me dis cela en apercevant une famille composée de quatre membres, groupés, dans la pénombre blême, au rez-de-chaussée du 41, devant un poste de tévé. Des locataires du rez-de-chaussée. Ils ont tiré les rideaux, mais iceux sont à grille et tu les admires, bouches bées, immobiles, à se gorger de niaisances ricaines (les françaises sont aussi connes mais moins bien réalisées).
Je suis tapi, en tapinois, contre une fourgonnette stationnée là, je fais face à la fenêtre de la famille télévoyeuse. J’attends. La dame qui téléphona viendra-t-elle ? N’ai-je pas omis de donner un mot de passe ? Je poireaute à nouveau dans cette rue Léo-Malet à laquelle je consacre cette journée de ma vie. Parfois, une auto qui survient me donne à frémir. D’instinct, je palpe les deux pistolets qui me chargent la ceinture (le mien et celui du gars assaisonné par Béru ; comme il comporte un silencieux l’objet me bloque tout le baquet).
Voici encore une bagnole. A son allure, je comprends qu’elle va s’arrêter. Elle ralentit bien avant le 41. Personnellement, je m’incruste dans la fourgonnette. Le conducteur ne se gare pas vraiment, mais manœuvre légèrement de manière à insérer le cul de sa guinde dans le berceau du 41, gardant son museau pointé sur la rue. Sage précaution. De la sorte, à la moindre bavure, elle pourra décarrer en trombe. Si je me précipite, ce sera le rush.
Bon, tu envisages ça comment, toi, frisette ? Pas d’idée ? Tu me laisses faire ? Souate ! Tu sais que mon élégance est proverbiale ? A preuve, à l’expression de nos pères : « Beau comme une bite fraîche » a succédé : « Beau comme Santantonio » (ils se croivent obligés de faire une liaison inappropriée, mais qu’importe). Eh bien, ma mignonne, malgré cette habitude que j’ai de ménager mes effets, voilà que je me file à plat bide sur la chaussée, oui, ma chère ! Priant mes copains de là-haut pour que personne ne passe à cet instant, sinon le coup serait brûlé. Mais il se fait tard, la rue est peinarde et dans mon histoire, personne n’a à déambuler, alors t’énerve pas, ma bibiche.
Je repte par-dessous la fourgonnette et émerge à la hauteur de la portière — conducteur — de la voiture qui m’intéresse (une Triumph rouge). Tu sais que ladite est stoppée en biais, nez pointé sur la rue. Or, la portière dont je te cause se trouve bloquée positivement par le cul de ma camionnette. Qu’à cela ne tienne (casse-latte hyène), je rampe un peu plus à gauche de manière à contourner la Triumph, décrivant dès lors un arc de cercle qu’on peut qualifier, au cas où ça t’amuserait, d’arc de Triumph. Me voici dans la rue, allongé le long de la tire, levant la dextre pour cueillir la poignée, qu’il va falloir agir vitement, pour le cas où la dame aurait de prompts réflexes.