— On pose ses deux jolies mains sur le toit de sa Triumph, bien écartées !
J’obtiens satisfaction.
— On écarte également les jambes le plus possible comme pour prendre une belle chopine dans les miches ! Vite !
Elle continue d’obéir.
— Merci, parfait. A partir de là, on ne fait plus le moindre geste avant que je ne précise lequel. Je défouraillerai à la plus légère velléité.
Le curieux, l’intéressant, c’est que je continue de m’exprimer mezza-voce. Ça renforce le côté tendu.
Toujours paré pour la manœuvre, je contourne la Maserati Khamsin, moteur V8, 4930 cm3 ; compr. 8,5 ; 206 kW (280 ch) à 5 500 t/mn, 41,8 kW/L (56,8 ch/L) ; 446 Nm (45,5 mkp) à 3 400 t/mn ; soupapes en tête (en V30°), 2×2 arbres à came en tête, culasse et bloc-cyl. en alliage léger ; chemises amovibles humides ; vilebrequin à 5 paliers ; carter sec ; huile 12L ; 4 carburateurs inversés à double corps Weber 42 DCNF 6 ; bougies Bosch W 200T 30 ; batterie 12V 75 Ah, alternateur 66 A, refroid. à eau capac. 16 L.[12] et m’approche de la donzelle.
Tu n’ignores pas que nous autres flics, cette maudissure de la Société, si tant critiqués, voire méprisés mais dont souvent on trouve les effectifs trop peu nombreux[13], tu n’ignores pas, reprends-je, que nous avons en permanence (de police, bien sûr) un certain matériel dans nos poches, et parmi lequel une paire de menottes. Me défaisant d’un pistolet, je sors les bracelets de ma vague et passe une boucle à l’un des poignets de la donzelle. Mon instinct de sale poulet de merde[14] branché sur la force depuis son coup du vaporisateur, m’avertit qu’elle va essayer une girie salope avant d’être totalement menottée, aussi, sans vergogne, lui filé-je un sauvage coup de boule sur la tempe. Elle en tombe in the vapor. Et c’est tant mieux car, lui bracelant le deuxième poignet, je m’aperçois qu’elle avait dans sa manche un dernier atout sous forme d’un long poinçon à tête ronde, tellement acéré, tellement à serrer, que les yeux vous picotent quand on en regarde la pointe.
Je soustrais l’arme de sa planque. Mon sentiment de culpabilité s’atténue. Voilà une bonne prise. Enfin, je tiens un membre de la bande, un vivant, un qui peut, qui VA causer, dussé-je le confier au révérend père Béru, le roi du confessionnal à phalanges.
— Ça va mieux, mignonne ? je lui questionne, vous pouvez marcher ?
Elle paraît pouvoir se tenir debout fectivement. Alors, en route, on remonte. J’ai décidé que j’y verrai complètement clair dans tout ça avant le lever du jour, ce qui est une drôle de gageure, s’pas ?
Tu vas voir combien ce très joli livre est fertile en péripéties, périphéries et péripatéticiennes. Non, mais franchement, il faut le lire pour le croire. Tu verrais ça dans le journal, ta hausserais les épaules.
J’emballe ma prisonnière pour me lui faire narrer sa vie passionnante. Je la tiens par l’épaule et la pousse avec cette fermeté qui me distingue du petit gars avec lequel tu as brossé l’autre soir en sortant du cinéma où l’on projetait un très beau film X titulé Le poil sur la langue. Nous traversons la chaussée, gagnons le 37. Qu’une bagnole surgit d’un train en fer ! Pneus feulant comme quatre tigres qui se sont fait prendre la queue dans un broyeur à ordures. Loupiotes arrosant pleins phares. Je me grouille d’achever la traversée. Quand brusquement la tire survenante freine à mort. J’ai le temps de reconnaître la Porsche déglinguée de tout à l’heure, avec au volant, le gus beau et blond-blé qui ressemble à Bicarbonate de Soude, le très grand champion suédois de pénis. Pauvre ami, ça ne chôme pas ! Juste que je viens d’identifier la bagnole et son maître, le canon d’un Raskolnikov rainuré sort de la portière. Moi, tu me connais : la galanterie avant tout ! Les dames en premier, n’importe les circonstances, le premier qui prétend le contraire, je lui fous un procès en diffamation (dix femmes à Sion) aux meules. D’une virgulée noire, je ramène la môme devant moi. Et c’est admirablement synchrone car cela coïncide avec le largage des bastos. Je ressens les impacts dans le corps de la dame ; c’est si violent que je me crois touché. Ces balles ont dû la traverser comme le passage du Caire et finir leur trajectoire dans ma viandasse.
La salve est dense mais unique. Le conducteur ne perd pas son temps à recharger sa lampe à dessouder. La môme, en chutant m’entraîne sur le macadam. L’autre démarre. Bibi, en état second avance sa main toujours armée et tire, froidement, posément, avec une lenteur constituant un gage de succès.
Et ptchoufffff ptchoufff ! Mon oreille de méli-mélomane reconnaît le bruit caractéristique de boudins crevés. Un bruit de ferraille succède, c’est le blondinet qui, désormais, roule sur la jante. Bravo, Tantonio ! Tu retrouves tout ton brius et tout ton topo ! Vous lui mettrez trois Légion d’honneur, m’sieur le ministre, dont une sur canne à pêche pour le lancer léger !
M’étant redressé, je découvre qu’aucune blessure ne me gêne pour rigoler. La môme a conservé par-devers elle, et en elle, la totalité du chargeur. Sans perdre d’étang, comme on dit dans les Dombes, je me manie la rondelle pour récupérer la Triumph ! Vite, les clés ! Vite, le contact ! Vrzoum ! Vrzoum ! comme on dit si justement sur les bandes des six nez. Décarrade. Certes, l’autre a de l’avance, mais roulant sur deux jantes, m’étonnerait qu’il puisse remporter le Monte-Carlo.
Je filoche comme un dingue. V’là le carrefour de La Muette. Les feux de la Porsche sont visibles, au loin, Beurg Beurg descend en direction de la Seine. Il enquille une rue agaçante. J’accélère. Son astuce m’apparaît un peu tard, et je suis d’autant plus inexcusable que je l’ai personnellement employée en moult circonstances. Comprenant que je vais le rejoindre, il s’est enquillé dans une rue et a laissé sa pompe en travers de la chaussée, afin de poursuivre sa fuite pédestrement.
Je la vois grosse comme une maison, la vieille Porsche ! Mais l’as du volant, do you know ? Yes, madame, c’est bien ton Sana joli. Coup de patin désespéré, braquage toute ! La Triumph grimpe sur le trottoir, qu’un berger allemand, tenu en laisse par son maître, vieux baron d’Empire en robe de chambre, transforme en crottoir. J’adore les animaux et je ne ferais pas de mal au moustique qui te pique ! mais là, les circonstances ordonnent et je ne puis que leur obéir. Voilà pourquoi j’embugne le cador en position de chieur et le cataplasme contre la vitrine d’un teinturier sur laquelle y a marqué comme ça : « Nettoyage à sec » ; ce qui te souligne l’ironie du hareng[15].
Le pauvre baron reste indécis, avec cette laisse à l’autre bout de laquelle ne subsiste plus qu’un poster de berger chleuh.
Une marche arrière. Je contourne la voiture abandonnée. La rue s’achève par des escaliers, ce qui est malcommode pour circuler en bagnole, et pourtant, oui, pourtant, je n’hésite pas à m’y engager au volant de la Triumph !
L’ai-je bien descendu ? Ça gamelle beaucoup, mais ce que j’en ai à foutre, hein ?
Je déboule dans une voie assez large filant sur le quai. J’aperçois mon Alka Seltzer, tout là-bas. Il traverse comme un fou l’avenue. Je le vois escalader le muret dominant la voie sur berge et disparaître.
Une giclée dans le carburo, et m’y voici. La circulation est faiblarde, je bombe dans l’avenue, enquille une rampe à sens unique, dans le mauvais, œuf corse, qu’où serait sinon le charme ? Et pile, à la seconde où je m’y engage, je distingue le tout-blond qui franchit l’étroite et flexible passerelle conduisant du quai à une péniche amarrée.
Il s’engouffre par une écoutille et disparaît.
Alors moi, l’apôtre de l’action, soudain glacé par l’importance de mes responsabilités, je deviens comme détaché de cet épisode haletant (si tu es haletant, passe me dire bonjour). Un petit mec, au volant d’une 4 L bleue, stoppe pour m’injurier, comme quoi je descends à contre-courant. Fissa, je saute de la Triumph et m’approche de lui, ma carte policière brandie comme l’étendard de Jeanne d’Arc sous les murs d’Orléans. Aussitôt, il rengracie ; blatafouille comme quoi j’excusez-moi-je-pouvais-pas-savoir. Mais je lui intime de la verrouiller fissa.
12
L’on a dit de San-Antonio qu’il était le romancier le plus scrupuleux de l’avant-guerre (je parle de la prochaine). (Un ancien de Nauphle-le-Château.)
13
C’est ce type de réflexion qui donne à penser que San-A. est un homme d’extrême droite.
14
C’est ce genre de notation qui nous fait croire que San-A. est un homme d’extrême gauche.
15
Lapsus de San-A. Il voulait probablement écrire l’ironie du sort, ce qui l’a fait songer au mot saure, et partant, au mot hareng. Cela dit peut-être est-ce voulu, car c’est un auteur très hermétique bien qu’il ait souvent la braguette ouverte. (L’Editeur.)