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La pute se voile les yeux.

— Ç’a été affreux, dit-elle. Toute ma vie je reverrai cette petite fille tenant une grosse poupée qui a été fauchée la première. Le sang jaillissait de partout.

Elle se met à pleurer, doucement.

Moi, compatissant, de prendre sa main branleuse aux ongles carmin.

— Ecoutez, petite, il faut qu’on essaie de comprendre. On ne va pas se laisser baiser par un prodige comme n’importe quel péquenot moyenâgeux ! Tout a une explication rationnelle, ici-bas.

— Et pourtant ! objecte-t-elle.

Bien sûr : pourtant ! C’est vrai : pourtant ! Pourtant les faits sont là ! Elle épongeait M. Félicien ; travaillant du prose en vraie gagneuse dotée d’une belle probité professionnelle. Et soudain, un coup de main sanglant s’opérant à Cannes lui est restitué, là, sur le lit de la chambre 19 des Studios Fleuris. Elle évitait le souffle chargé d’ail de M. Félicien, en pensant qu’il lui faudrait, entre deux clilles, aller acheter des collants rue de Passy, les siens filant comme des étoiles au ciel d’été. Elle y allait du fion, la vaillante, jetant un petit soupir compatissant au septuagénaire, histoire de le soutenir dans ses prestations.

Et c’est les cris. Le brouhaha. Des mots saisis dans le tumulte. Et puis la vision… Cette gare, ces gens, ce commando. La jolie petite fille assassinée, avec sa poupée pleine de sang… Les rafales… Des gens qui s’abattent, d’autres qui s’enfuient. Et M. Féloche, en pleine déculade, hébété, chassé d’elle… L’Apocalypse !

— Avez-vous déjà eu des visions de ce genre, Fortuna ?

— Jamais ! répond-elle spontanément.

— Vous est-il arrivé, de lire récemment, un récit évoquant ce genre de faits ?

— Comme tout le monde. Et encore, les journaux, c’est pas mon fort…

— Auriez-vous surpris, dans un bistrot ou ailleurs, quelque conversation qui aurait fait allusion à cet attentat ?

Elle sourcille.

— Ecoutez, mon vieux, je ne suis pas fan des poulets, mais j’aurais pas hésité à aller bouffer à la Grande Gamelle si j’avais eu vent d’une chose aussi atroce. Mitrailler des petites filles, faut pas se dire un homme !

— Aucune explication ne vous semble envisageable ?

— Pas la moindre.

— Vous n’avez jamais constaté chez vous des dons de médium ? Vous n’êtes pas d’un esprit réceptif ? Par exemple, la transmission de pensée…

— Vous cassez pas, flic. Je suis miss Tout-le-Monde. Une pute et rien de plus. Rien de moins non plus, d’ailleurs. J’ai un mec, pas du genre terrible. On s’entend bien : on est mariés pour de vrai. Il n’aime pas le boulot, alors je me suis mise au labeur. Je m’explique gentiment, dans un quartier huppé, j’ai une clientèle d’habitués. Le soir, je rentre faire la popote. Mon petit garçon est dans une institution religieuse, aux vacances, on l’emmène en Espagne, sur la Costa Brava. On passe Noël en famille chez mes parents. Du père peinard, quoi. Si je travaillais dans un burlingue au lieu de prendre des queues, on pourrait nous citer en exemple. La jolie famille française. J’ai même voté à droite, aux dernières élections.

Elle hoche la tête, ce qui n’est pas fastoche lorsqu’on occupe une position horizontale, mais, elle, l’horizontale, elle a appris à composer avec.

— Et vous, beau poulet, vous avez une explication à me donner ?

— Non, admets-je. La seule chose que je puisse vous affirmer, c’est qu’il y en a une et que j’espère bien la découvrir. Je suis un champion des « Jeux de l’Eté » dans les hebdos. Bon, levez-vous, on va aller écluser un remontant, vous n’avez effectivement rien à fiche dans ce lit d’hôpital.

Fortuna me décoche une mimique reconnaissante.

— Un flic de rêve ! dit-elle ; ça existerait donc ?

3

MORDS-MOI

La loupiote verte s’allume, signe que je peux entrer dans le saint des saints, voire le sain dessein, ou encore dans le sein dessin, tu t’arranges avec, je fournis la matière première, mais l’assemblage n’est pas exécuté dans nos ateliers.

Je me présente donc dans le burlingue du Vieux et stoppe d’emblée, impressionné par le spectacle qui m’y attend. Le décor s’est modifié considérablement. Foin des meubles lourds et pompeux, style Empire et Troisième République. Foin des tableaux crémeux, vernissés, montrant des Dianes lutinées par des faunes en des forêts profondes ou des goélettes éperdues aux prises avec des tempêtes en clair-obscur (cette sombre clarté qui tombe des étoiles…). Foin des lourdes draperies à monstrueux pompons. Oui : foin, foin et, refoin ! A la place : du mobilier de bois clair acheté dans un magasin à grande surface, des sièges emboutis dans le polyester (sois polie, Esther), aux murs des posters que ça représente des hommes au labeur : mineurs, soudeurs à l’arc, marins halant des filets, conducteurs de trains, paysan sur son tracteur. Les tentures ont cédé leurs tringles à de modestes rideaux bonne femme, l’on a ôté les tapis persans pour revêtir le plancher de truc machin inepte en chlorure de vinyle de mes chères couilles. Et tout à avenant, tout à lavement ! Mais il y a pire, il y a plus, il y a mieux. Le Dabe ! Le Vieux ! Achille ! Tu le verrais ! En jean, polo jaune canari, blouson de cuir, avec une gapette audiardienne sur l’angle du bureau ! L’air d’un archiduc autrichien déguisé en déménageur ! Pas rasé de très près, sans décoration. Un sandwich aux oignons-harengs plus communément appelé casse-croûte de voyou, attendant le bon vouloir de son appétit sur une assiette de carton, en compagnie d’un verre de jaja.

Plusieurs mois que je n’étais venu céans ! Quel changement !

Je n’en finis pas de regarder et, partant, de découvrir. Mille détails me sautent, mille surprises en découlent. Je bée, je branle la tête (n’osant le faire du chef, comme je me repais à dire, mutin au point que tu sais, et qui est le point de non-retour).

— Eh bien ! avancez, p’tit gars ! me lance familièrement le dirlo en prenant la voix de Mme la comtesse from Paris lisant tout haut du San-Antonio à son thé du vendredi.

J’avance.

Il me serre la louche comme s’il remplissait un seau d’eau à la pompe du village.

— Posez-le là, garçon ! enchaîne le Transformé en me montrant un siège faussement Knoll, en fausse matière plastique.

C’est un derrière abasourdi qui s’insère entre les volutes dudit.

— Si je m’attendais à un pareil changement ! coassé-je.

Pépère s’étonne avec de la sincérité plein les châsses.

— Quoi, changement ? On va de l’avant, mon grand, simplement. Cette putain de boutique avait grand besoin d’être rafraîchie, j’ai commencé par le commencement, c’est-à-dire mon bureau, le reste suivra. Merde, sous l’ancien régime, on se serait cru à la cour d’Angleterre.

Il me montre le portrait officiel de M. Mitterrand, président de la République française, fixé au mur, à la place d’honneur, avec un petit spot dans la poire pour faire plus gai.

— Il était temps qu’il arrive pour aérer l’administration, ce cher grand homme !

Les bras m’en choient. Tiens, ramasse !

Achille, ce vieux réac, cet admirateur inconditionnel (croyais-je) du précédent locataire de l’Elysée, Achille, le superbe, l’homme à la Rolls de 1921, hôtel particulier, grand-croix, reçu à l’archevêché, au Jockey clube, chez le grand vizir de l’Orient-Express de la loge maçonnique, Achille le père noble des grands raouts parisiens distributeur des prix de Bouffémont (ou Bouffénotre), Achille le mondain, l’hyper-racé, le souverain poncif, Achille l’intraitable, Môssieur le Directeur ! Achille, là, socialo comme tout le monde, lèche-bottant à tout-va ! Cramponné à son poste telle la vigie au mât de son barlu naufrageant ; exégète des nouveaux dieux. Sincère, éperdu, content !