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— Je n’arrête pas de le contempler, avoue-t-il. Un tel visage, énergique, loyal ! Et ces yeux ! Vous avez remarqué ces yeux, p’tit gars ? Là, oui, ça vous regarde au fond de la France ! J’en ai des picotements à l’anus. Cette énergie… tranquille ! Tiens, je cherchais le mot : tranquille ! Toute la sérénité du monde ! Mâchoires indomptables ! C’est autre chose, hein ? On sent où l’on va. En tout cas, on sent qu’on y va. L’autre, le grand badin, là, comment s’appelait-il, déjà ? C’était fragile : Murano ! Verre filé sans laisser d’adresse ! Il chuintait ! Ce qu’il pouvait m’agacer avec ses claquements de langue ! On aurait dit qu’après chaque phrase il débouchait une bouteille de Mouton-Rothschild. Lui, non ! Incisif ! Et alors pas d’hypocrisie, hein ? Vraiment chauve, avec lui, on ne ramène pas les égarés sur le dessus afin de les coller à la seccotine. Et sa manière de passer les troupes en revue, dites. Le dégingandé traînait ses grandes pompes en grande pompe. Le nouveau, pas de ça, Lisette. Il passe comme s’il cherchait le rayon des moulinets à la Samaritaine. On sent que ce décorum, ce gnagna militaire lui cassent les testicules, qu’il a d’autres étendards à fouetter.

Le Vieux vient à moi, pose sa dextre sur mon épaule.

— Tonio, mon bout d’homme, je veux un changement de style dans la taule. Le premier qui me flanque du « monsieur le directeur » aura mon pied aux miches. Dorénavant, je m’appelle Achille. C’est vu, compris, admis ? Bon. Cela dit, que devenez-vous à l’agence ? A propos, on va la supprimer : compression des frais. Et puis cela faisait police parallèle, un côté S.A.C. à main plutôt déplaisant. Vous réintégrez le bercail, vous et vos potes. Dès le mois prochain. La secrétaire ? On en fera une contractuelle. Elle est comment, jolie ? Très jolie ?

« C’est juste, je me rappelle l’avoir aperçue un jour. Ravissante fille en effet. Soit, je la reconvertirai dans mon service comme dactylo. Elle sait tricoter ? Elle suce bien ? Impec ! C’est fait. Dites-moi, Antonio, vous êtes affilié au Parti ? Pas encore ? Soyez tranquille, je vous parrainerai ; cela dit, quel bon vent vous amène ? »

En m’écoutant, Pépère a retrouvé sa noblesse gourmée de l’ancien régime. Il est grave, attentif, avec un air de morosité qui se veut tout de même polie. Il contemple ses mains aux ongles toujours manucurés, réprime des soupirs, caresse parfois sa calvitie de première classe et condescend à m’accorder un bout de regard furtif, comme s’il tenait à s’assurer que je ne m’abandonne pas à quelque crise de delirium.

Ayant dit, tout dit, redit, je déglutis et laisse choir ma glotte afin de lui consentir sa position favorite.

Le Vénérable empare un crayon et dessine un zob sur le buvard rose pâle de son sous-main. Il l’atténue en l’affublant d’une paire de lunettes, puis l’entoure d’un cercle, histoire de le déguiser en visage, obtenant de la sorte une vague caricature d’un Premier ministre européen dont le nom m’échappe.

— Dites donc, mon vieux, vous êtes bon pour vous abonner à Ici-Paris, dix raies thon.

— Les faits sont là ! objecté-je.

— Les faits ! Une pute qui perçoit la radio en subissant son vieux client et qui pique une crise d’hystérie !

La simplicité de son argument me désar, tu sais quoi ? çonne ! Bon Dieu ! c’est bien sûr ! La voilà, l’explication. Il y a eu une première annonce de l’attentat à la radio. Fortuna l’a perçue depuis la chambre, plus ou moins distinctement, et…

Mais j’ai beau foncer dans le cartésianisme du dirluche, quelque chose en moi regimbe. Aurais-je le goût du merveilleux ? Me complaisé-je dans l’irrationnel ? Ma nature poétale et sentimentique se cramponnerait-elle à cette histoire pour vieille-concierge-sans-enfants-dont-le-chat-s’est-fait-écraser-par-le-camion-des-éboueurs ?

Cruel, le Reconverti insiste, persiste, et signe :

— Vous ! Si ardent, si astucieux, encore jeune, plein d’humour, prétendent certains, d’une vulgarité batailleuse, assurent les autres, vous, San-Antonio, commissaire plutôt bien noté et capable parfois de sérieux, voilà que vous venez me les briser avec une histoire à vomir debout ! La chose la plus incroyable de ma carrière, l’ami ! Non qu’une pétasse entende des voix, mais que vous acceptiez l’événement. Voulez-vous mon avis, Sana ? Vous vous êtes sclérosé dans votre putain d’agence ! Bien une idée à vous, ça encore ! Tintin ! Voilà, je cherchais à qui vous me faisiez penser, eh bien c’est à Tintin. Bientôt vous vous déguiserez en Zorro ! Une mythologie de bande dessinée et de héros de littérature policière vous hante. Savez-vous que nous vivons enfin l’ère du progrès social, Antonio ? La chère France tient enfin sa chance, et vous venez nous débiter des conneries pour sous-magazine en délire ! Attention, mon gars, attention tion et tion, c’est que ça ne va plus, ça. Je ne travaille pas avec des cartomanciennes, moi ! Je ne recrute pas mon corps d’élite chez les mages, devins et pythonisses en tout genre, moi ! Je fais dans le concret, moi ! Je m’accommode des médias, mais pas des médiums ! Oh ! que vous m’inquiétez, Sanantonio ! Oh ! qu’il me fait peur, ce grand translucide !

Son bigophone carillonne, et ce n’est plus le suave vibreur « d’avant », mais une sonnerie pour passage à niveau.

Rageant de devoir écourter sa diatribe flétrisseuse, le Vioque décroche d’un mouvement antagoniste.

— Mouais ? Maillard. Moui ?

Maillard est un de mes collègues, un usé, un retraitable qui cent fois sur le métier remet son ouvrage aux lendemains qui chantent, espérant qu’un autre l’aura fait à sa place par inadvertance dans l’intervalle.

— Je vous écoute, lui dit notre bien-aimé directeur.

Mais le ton dément presque l’affirmation. A la voix, on sent bien qu’il ne lui prêtera qu’un bout d’oreille.

L’autre jacte, je reconnais ses intonations d’égout en crue.

Achille éloigne le combiné de sa tempe avec une grimace.

Pendant que Maillard se vide, il continue de me virguler des œillades furibardes. Son courroux reste chaud en son cœur. Il l’alimente de pensées mauvaises, le dorlote comme un enfant disgracié auquel on tient davantage qu’aux autres.

Quand mon homologue s’est mis à jour, le Vieux aboie, mais je te jure qu’il s’agit bel et bien d’un aboiement. Ça donne à peu près ça :

— Woua ! wourquoua m’emmerdéwuou whouavec ce fait diwouers, boug d’ahuri !

Le père Maillard se justifie en pensant très fort à son attirail de pêche, qu’heureusement c’est du peu au jus, merde, passer sa vie à se laisser brimer par des crabes, à ramasser des balles pas perdues pour tout le monde, à se geler les noix en planques interminables et à risquer sa vie pendant quarante piges pour la gagner, à la tienne !

J’ignore ce qu’il articule pour apaiser (il ne faut qu’un « p ») le dirloque, il n’en reste pas moins que celui-ci finit par rengracier.

— J’irai m’incliner devant la dépouille mortelle, bougonne-t-il. Prévenez la presse. Voyons voir : à quinze heures j’ai la manucure, disons à dix-sept heures ! Vous avez l’identité de la femme ?

L’autre la lui donne et Achile-au P.-D.G. griffonne sur son bloc cubique.

— Salut !

Il raccroche.

Me refait front.

— Ce Maillard devient gâteux, je pense que l’heure des cataplasmes a sonné pour lui. Il croit utile de me prévenir qu’on a kidnappé une gonzesse et qu’un agent a été refroidi en tentant de s’interposer, ce con et courageux représentant de la force publique à laquelle on ne rendra jamais assez hommage, bordel !