Il remet en place le col chiffonné de son polo prolétarien.
— Vous savez, mon drame, San-Antonio ? Je vous le dis ? Vous insistez ? La solitude ! Je combats héroïquement, seul ! Qui pour me seconder ? Vous, qui croyez à Mme Soleil ? Un Maillard qui gâtouille ? Les autres, confits dans leur routine et leurs chétives ambitions ? Non, non ! Seul à mon poste, ligoté à la dunette, le regard braqué sur le large qui se rétrécit, à piloter ce rafiot contre vents et marées, à travers les écueils, les tempêtes, les régimes.
« Par moments, un vertige me prend, mon garçon. Les rocs eux-mêmes s’émoussent sous les assauts conjugués des éléments. Main de fer, échine de velours ! Tonnant et bêlant selon les cas. Je n’en puis plus. C’est trop ! Après tout, vivement les Russes, les Chinois, les Libyens ! Qu’on en finisse, nom de Dieu ! Vivement Dieu ! La classe ! Mais est-ce seulement envisageable ? Vous verrez qu’ils réussiront à désintégrer nos cadavres, et qui pis est : nos esprits. Faire quoi ? Aller où ? Vous avez vu le monde, San-Antonio ? Je veux dire, notre planète ridicule. Ce petit machin rond, balle de tennis perdue dans des espaces sans fin, à subir les caprices d’astres monstrueux. C’est minuscule, c’est bleu, paumé, fragile : une bulle ! Une bulle, vous me recevez bien, l’ami ? Quatre milliards de connards sur une bulle lancée dans l’infini, et qui s’entre-font chier, les gueux ! S’entre-tuent, s’entre-dévastent !
« Ah ! mais vous savez que moi j’en ai marre, Antoine ? Tous ces cons sur cette pauvre bulle bleue ! Et qu’y faire ? Prier ? Mais prier qui ? Dieu ne serait-il pas de connivence ? Entre nous, mon drôle ? Ça ne sortira pas de ce bureau. Vous me connaissez, vous connaissez Dieu ? Alors, je vous pose la question : et si je n’étais pas moi-même, sans le savoir ? Hein ? Si j’étais quelque « taupe » programmée, un horrible rouage destiné à fonctionner l’instant venu pour l’accomplissement de quelque infâme apocalypse ? Ne sursautez pas : on cause. On suppute ! Et Dieu, hein ? Une taupe, lui aussi. Seigneur de clarté, naninanère ! Créant le besoin de Lui pour, ensuite, mieux nous baiser ? Attendez, ça bascule. Il faut que je prenne mes granulés ! Tant que la mort passait pour la solution finale, on pouvait encore espérer. C’est un refuge, la mort ! Ça tient chaud d’y penser.
« Et voilà qu’elle se dérobe à son tour. Que nous désespérons d’elle également ! Que nous cessons d’être agnostiques pour douter de Dieu, non de son existence, mais de ses intentions ! Oh ! merde ! Mais quoi ? Hein, quoi ? Prendre une fusée pour Jupiter, Saturne, Pluton, les Baléares ? Et après, tout est pareil, c’est-à-dire vide. Nous arrivons au terme du voyage humain qui est la constatation de ce vide. Nous ne sommes plus qu’une pauvre peur cramponnée à une bulle ! Heureusement encore qu’elle est bleue ! Mais vous verrez qu’elle deviendra noire, Tonio. Que dis-je : qu’elle EST noire. On s’en apercevra lorsque notre suprême illusion, qui est de la voir bleue, aura disparu. »
Il a un grand geste pour marquer l’ampleur de son désespoir. Ce faisant, il fait basculer son bloc-notes.
Auxiliaire zélé, malgré les rebuffades et autres sarcasmes, je me précipite pour le ramasser.
Sans le vouloir, je lis les deux noms qu’il y a inscrits à l’issue du rapport Maillard.
Mon sang ne fait qu’un tour, contrairement à Bernard Hinault qui en est à son j’sais-pas-combienne.
Je reste agenouillé, ébaubi, poustouflé, basourdi.
Le Vieux se penche, intrigué par mon immobilité.
— Eh bien, petit gars ? Vous tombez en prières ? ricane-t-il.
Le « p’tit gars » réagit :
— Je vous demande pardon, patron…
— Ah ! pour l’amour du ciel, ne m’appelez pas patron, voilà une engeance en bonne voie de disparition !
— Pardon, monsieur le…
— Non, mon pote : Achille !
— Alors, Achille… C’est l’identité de la femme kidnappée que vous avez inscrite là ?
— Oui, pourquoi ?
— Cette Fortuna Gargazotti n’est autre que la putain magique dont je vous parlais il y a un instant : celle qui voit l’événement à distance.
Mon vis-à-vis se met à ressembler à un héron endormi. Il rentre le cou dans les épaules et ferme son regard d’acier bleui. Ses paupières sont jaune pâle, fines et fripées.
— Cette histoire n’est peut-être pas surnaturelle, en tout cas elle n’est pas non plus catholique, pas vrai, Chilou ? lui fais-je en me dirigeant vers la porte.
4
LE NŒUD
— Vous seriez gentil de prendre les patins, implore Riton l’Ardéchois ; depuis les plâtriers, j’ai eu toutes les peines du monde à « ravoir » mon parquet.
C’est un petit homme brun, bistre, fiévreux, aux yeux clairs. Le mac de Fortuna me précède dans le livinge, en accomplissant une véritable prestation de patinage artistique dans la discipline des figures imposées. Il se déplace d’une allure aérienne, les mains nouées dans le dos, le buste en avant, les pieds en perpétuelle écartance. Il est correctement vêtu d’un pantalon sombre, d’une chemise sport bleue issue d’une bonne maison, et d’un tablier coquin, à grosse poche ventrale sur laquelle est écrit « N’éveillez pas le chat qui dort » en anglaises onctueuses.
Je me confie aux bras d’un fauteuil Lévitan, à fleurs. Le jules pose son tablier en s’excusant d’un :
— J’étais en vaisselle.
La radio ronfle comme un tour à obus un jour de « mobilisation générale-qui-n’est-pas-la-guerre ».
— On a du nouveau ? il questionne.
— C’est pour en dégauchir que je viens t’interviewer, Riton, lui réponds-je tac-tac.
Il écarte les bras comme pour un envol auquel il renonce in extremis.
— Alors là, je serais bien en peine de vous apprendre quoi que ce soit. On mène une vie sans histoire, Fortuna et moi.
— T’as des ennemis, camarade ?
— Moi !
Il conviendrait de déposer douze mille points d’exclamation à la suite de son « moi », mais nous en manquons présentement à l’imprimerie, la femme de ménage myope les ayant pris pour des fourmis et, de ce fait, flanqués à la poubelle.
— Dans le mitan, on n’est pas toujours blanc-bleu aux yeux de tout le monde.
Riton hoche la tête.
— Le mitan ! Vous me prenez pour qui ? Je suis instituteur en disponibilité. Les chiares me couraient sur le système ; alors j’ai mis ma bourgeoise sur le tas et je m’occupe du ménage. Le mitan !
— Pourquoi l’a-t-on enlevée ? On t’a réclamé une rançon ?
— Pas encore, non.
— Trois hommes surgis d’une Mercedes noire…
— Je sais, j’ai vu la scène depuis la fenêtre.
— Raconte.
Il pousse un soupir fort comme l’éclatement d’un pneu de bulldozer.
— Fortuna se pointait sur le trottoir d’en face. Au moment de traverser la rue, la bagnole s’est arrêtée devant elle, deux types en sont descendus : en impers bleus et chapeaux de feutre.
— Tu as pu voir leurs frimes ?
— La perspective plongeante n’est pas favorable aux fiches signalétiques.
— Continue…
— L’un d’eux lui a montré un document, comme il l’aurait fait d’une carte de police, tandis que l’autre l’empoignait par un bras. Mais Fortuna s’est jetée en arrière. Alors les deux s’y sont mis pour la ceinturer.
— Et toi ?
— Moi quoi ?
— Tu restais aux premières loges à regarder kidnapper ta gagneuse ?
— Vous oubliez deux choses : que ça s’est passé très vite et que je ne m’y attendais pas. Quand j’ai vu que le deuxième type l’empoignait à son tour, je me suis élancé dans l’escalier. Seulement, lorsque j’ai débouché dans la rue, à la place de la voiture, de ma bonne femme et des vilains, il n’y avait plus qu’un flic raide mort, avec une balle en pleine gueule. Les témoins m’ont expliqué que Fortuna hurlait au secours, que le bourdille passait à vélo et qu’il a voulu intervenir… J’irai à son enterrement.