— Ablutionnez-vous à loisir, mon cher, je ne suis pas pressé, l’exhorté-je.
Et c’est vrai que je me sens totalement rilaxe en ma qualité de marginal.
Cet homme digne des loges se rend à son évier surmonté d’un « ballon » à eau chaude, resurgit popaul de sa niche pour le fourbir au rude savon de Marseille si étroitement mêlé à notre quotidien que j’invite pressamment M. Gaston Defferre à le décorer de la Légion d’honneur.
— Vous êtes un « habitué » de Fortuna ?
Penché sur son gland crépusculaire afin de le débarrasser d’un poil blanc qui l’enrubanne, le vieux murmure, d’un ton occupé :
— Habitué est un bien grand mot : je la pratique une fois par mois, à l’échéance de ma pension. J’aime bien les brunes ; ma défunte femme l’était. On en rencontre de moins en moins. Vous avez remarqué comme les chattes ont blondi ces vingt dernières années ? Jadis, je vous mettais au défi de rencontrer des poils de con qui ne soient pas noirs. Certes, Fortuna se teint les cheveux, mais pas la cressonnière. Vous parler d’elle, bon, je ne demande pas mieux, mais pour vous en dire quoi ? C’est une honnête pute qui fait correctement son métier. Se déshabiller entièrement pour cent cinquante francs, dans le quartier de La Muette, vous en trouverez beaucoup ?
« Pas cupide : le tarif, c’est le tarif. Question coup de reins, y a pas de quoi chanter la messe, mais hein : je lui achète son cul, pas son pied ! Notez que je m’y suis mis sur le tard. J’ai eu, après le décès de ma défunte (pléonasme indirect) une longue période de chasteté. D’abord, du fait du chagrin, ensuite : la timidité. Je me trouvais moche. L’âge, pardon, quelle colique ! Ces poches sous les yeux, ce regard bouilli, ces rides de plus en plus nombreuses, ces mille tavelures ! Oui, je me trouvais trop laid pour aborder fût-ce une putain. Jusqu’au jour où j’ai visité un ophtalmo et porté des lunettes. J’ai pu constater alors qu’il y avait erreur, que je n’étais pas tellement moche, mais que c’était ma vue qui baissait. Je devenais méconnaissable à mes yeux, parce que je ne me voyais plus très bien. Maintenant que j’ai de moi une image nette, me voilà rassuré. On ne se méfie jamais assez des petits détails. Ce sont eux, bien souvent qui vous chicanent l’existence. »
Tout en bavassant, le brave veuf s’essore Pollux, se l’essuie minutieusement dans une serviette-éponge grande comme un mouchoir de poche à deux places, et se le colmate dans son fourbi de vieil homme.
Et c’est au moment où il termine son empaquetage que la chose se produit. Un petit bruit retentit. Un objet en forme d’œuf roule sur le parquet recouvert de Gerflex et vient s’arrêter entre les deux pieds de Félicien Vignalet.
— Encore ces satanés gamins, grommeluche-t-il ; quelle engeance !
Furax, il cueille l’objet et le lance rageusement par la fenêtre. L’explosion qui en consécute ne ressemble pas à du Mozart. Dans la cour en forme de puits, ça déflagre à tout-va, espère ! Toutes les fenêtres font des petits. On perçoit une clameur multiple. Des cris, des interjections véhémentes. Le souffle de la grenade a mis bas les fenêtres à m’sieur Féloche, sa porte guingoise est à demi arrachée.
Sans perdre Yves Montand, je bondis à l’extérieur sur un tapis de verre. Il continue de pieuvre des tessons, pots de fleurs, linges naguère suspendus. Un petit jeune homme roux, vêtu de jean de bas en haut, éventré comme un veau à l’étal se tord au milieu des décombres. Je cours à lui. Il est tout vidé, déjà. Irrécupérable, chaviré, ses taches de rousseur ressemblant à des lentilles dans du lait.
Je m’agenouille auprès de l’adolescent.
— C’est toi, petit con, qui as balancé cette grenade chez le vieux ?
Je ne pense pas qu’il soit en état de comprendre ma question. Son regard bascule, sa bouche s’ouvre un peu plus grand et il s’absente jusqu’au jugement dernier.
Je fouille la poche intérieure de son blouson an toile de jean ; un porte-cartes en croco de plastique détrempé par trop d’usage et de sueur ressemble à quelque crapaud sourdingue qui n’aurait pas entendu survenir le rouleau compresseur, et qui pfllilfff ! L’objet contient une vague carte d’identité, quelques tickets de métro non oblitérés et la photo d’une petite salope aux yeux fripons. J’empoche pour plus tard. Ça se la radine tout azimut : depuis les étages, la rue, les immeubles voisins. La vieille concierge surprise en enculade, naguère, boitille en tête du cortège, clamant des « C’est pas possible ! ». Des bienveillants mandent Police Secours, ces obscurs toujours à la tâche et si jamais à l’honneur que j’aimerais bien que Gaz Thon-de-Fer leur flanque également la Légion d’honneur sur mon compte, du temps qu’il y est.
Moi, tu me sais, n’est-ce pas ? Dans les cas aigus, d’une efficacité indéniable. Avisant un balayeur municipal que je soupçonne d’être sénégalais, à la manière dont il tient son manche à balai, je le prends à part :
— Dites-moi, cher ami, vous balayiez à proximité quand l’explosion s’est produite ?
— Non, je balayais ici, me rectifie-t-il. Dis donc, c’est une conduite de gaz qu’a fait ça ?
— Il se peut. Ce trottoir, vous le balayiez près de l’immeuble ?
— Pile devant, même que j’ai reçu des machins dans la manche, regarde !
— Qui donc est entré dans la maison, peu avant l’explosion ?
— Lui, là ! assure l’excellent auxiliaire de Jacques Chirac[3].
— Et qui donc en est sorti ? insisté-je gentiment.
— Personne, affirme le compatriote du grand Léopold Sédar Senghor.
— En êtes-vous certain ?
— Tu me prends pour un con ? rebiffe l’admirable voirieur.
— C’était manière de causer, m’excusé-je ; ensuite de quoi, pour bien lui prouver la sincérité de mes sentiments, je l’embrasse et lui propose de venir passer le prochain réveillon de Noël à la maison.
Et tandis que mes aimables confrères de Police Secours accourent, je refoule Félicien dans son antre. Le cher vieux baiseur et plus marri qu’Aubin.
— Vous pouvez m’expliquer, vous le pouvez ? il bredouille en triturant mon revers Lapidus qui n’aime pas cette espèce de familiarité.
— Yes, I can, lui dis-je en américain. On a tenté de vous assaisonner. Préparez une valise, en hâte, et suivez-moi, car vos jours sont menacés. Sans votre présence d’esprit qui a transformé cette grenade en boomerang, vous seriez gravement mort, monsieur Vignalet, et moi sérieusement t’atteint, comme une tarte aux poires servie tiède. Je vais vous mettre en sécurité.
Il pleure de reconnaissance et torche ses larmes avec la serviette même qui lui servit à sécher sa pauvre chère queue insatisfaite ; mais patience, la vie nous accorde des revanches, parfois.
Qu’est-ce qu’on parie ?
6
D’UTILITÉ PUBLIQUE
Pinaud, Bérurier, Claudette tiennent un con, puisqu’il y a bulle, au moment où nous radinons, Féloche et moi, à la Paris Détective Agency, laquelle, de par la décision du boss est en grande mourance, mais que veux-tu : tout a une fin, y compris les livres à la con, les gens méchants et les régimes totalitaires.
Reconnaissant le client de Fortuna, Béru se précipite.
— Vous z’ici ! Cher ami, se peut-ce ! Moi qui m’demandais jus’ment ce que vous z’étiez en train de deviendre !
Honoré (Balzac ne le fut jamais à ce point, le pauvre) par cette démonstration de vive sympathie, Vignalet se remet à pleurer. Je lui dis repos, pas trop surmener ses lacrymales, mais n’est-ce point son foutre rentré qui s’épanche par ses prunelles ? Va savoir…
3
Je cite les noms des gens en place au moment de l’écrire afin d’actualiser, mais cela implique un danger : ça périme ma prose, car le temps va et le San-Antonio demeure.