La baie des Palissades s’éclaira tout à coup dans une trouée de soleil. Elle était immense, tragique, arrondie au pied du volcan, bordée d’une végétation vert sombre qui l’abritait du vent. Du fond de la baie, des hommes arrivaient, des Indiens qui habitaient déjà l’île. Ils s’étaient sans doute abrités de la pluie sous les palmes pour regarder le débarquement. Ils restaient à mi-chemin, tandis que les voyageurs, déjà remis de l’épreuve, marchaient vers eux. Suzanne était immobile au bord, tournée vers la mer. Elle regardait la silhouette du schooner qui s’éloignait déjà, sa cheminée crachant un nuage de fumée dans les bourrasques. Jacques a mis un bras autour de ses épaules. «Viens, ne restons pas ici.» Elle l’a suivi à contrecœur. Sa longue robe trempée par l’eau de mer collait à ses jambes, à sa poitrine. Son visage était tendu par l’émotion. Il y avait si longtemps qu’elle attendait ce voyage, le retour de Jacques à Maurice, à la maison d’Anna. Elle ne pouvait rien imaginer de pire que cette attente, ce naufrage sur un îlot battu par le vent et par la pluie. Elle tremblait. «Viens, allons nous mettre à l’abri.» Elle s’est appuyée sur nous deux et nous avons marché dans la direction du village des coolies.
La plupart des voyageurs avaient déjà trouvé refuge dans une grande case à toit de palmes en haut de la baie, près des plantations. Un peu plus loin il y avait d’autres maisons, alignées le long d’une rue centrale. Des panaches de fumée s’échappaient des toits. Sur la plage, les immigrants s’occupaient des vivres débarqués par le va-et-vient. Ils avaient entreposé les ballots et les caisses sous un toit de feuilles. Des tonneaux d’huile avaient été portés par la vague jusqu’aux dalles de basalte, et poussés en haut de la plage par les Indiens. Toute la manœuvre avait été exécutée sous la surveillance d’un homme étrange, grand et maigre, vêtu d’une longue robe et coiffé d’un turban bleu pâle, appuyé sur une canne plus haute que lui. C’était la première fois que je voyais le sirdar Shaik Hussein. Il y avait dans le débarquement quelque chose de rigoureux qui m’effrayait, parce que cela ne signifiait pas une étape de quelques heures, comme l’avait laissé croire M. Alard, mais les préparatifs d’un séjour dont personne ne pouvait prévoir la fin.
Je n’oublierai jamais nos premiers pas sur Plate, le long de la baie des Palissades, vers le campement des coolies. La nuit avait commencé à tomber, avancée par les nuages qui captaient les derniers rayons du soleil. La baie des Palissades fait face à l’ouest, et je pouvais voir le ciel embrasé à travers les fissures des nuages, et la mer couleur de lave, étincelante et tumultueuse. «Un paysage de fin du monde», avait murmuré Jacques.
Les immigrants avaient atteint le village et s’étaient installés dans les cases. Le sirdar vint à notre rencontre. Il était accompagné d’un viel Indien nommé Mari. Le sirdar affectait de ne pas parler l’anglais (c’est du moins ce que dit Julius Véran en aparté) et par le truchement de Mari nous expliqua qu’il était trop tard pour nous installer dans le quartier européen de la Quarantaine, de l’autre côté de l’île. Il nous indiqua la hutte où nous devrions passer la nuit, une simple cabane de planches en bordure du campement. Le village coolie est composé de douze cases communes, séparées par une rue de sable, distantes à peu près de trois mètres l’une de l’autre. Les couples mariés et les femmes seules occupent les premières cases, et les hommes célibataires le bout du village.
Au-delà, vers l’autre extrémité de la baie, commencent les habitations des parias.
Nous étions épuisés. Jacques et Suzanne s’étaient couchés sur le sol, la tête appuyée sur leurs sacs mouillés d’eau de mer, sans même prendre la peine de faire sécher leur contenu. Le vieux Mari apporta de la nourriture. La plupart des passagers refusèrent de manger le riz séché arrosé de bouillon de poisson. Pour ma part, je mangeai avec appétit. Malgré la tempête qui continuait à souffler, l’air dans notre hutte était étouffant, lourd et humide comme dans la cale d’un navire. Le vieux Mari avait laissé en partant une lampe à huile qui trouait l’obscurité, éclairant fantastiquement les visages des occupants de la hutte. Quand nous sommes entrés dans la hutte, un homme couché sur sa natte s’était relevé à demi, appuyé sur ses coudes. La lampe tempête avait éclairé son visage maigre, ses yeux brillants. Peut-être qu’il avait parlé d’une voix rauque et douce, dans sa langue, pour me poser une question. Puis il s’est recouché.
Toute la nuit, nous nous sommes relayés pour surveiller les sacs. Jacques avait peur qu’on ne lui vole ses instruments. Il fallut bien accompagner Suzanne jusqu’aux latrines, en haut du camp, une longue cabane de planches abritant de simples trous creusés dans la terre, dans une odeur pestilentielle, à laquelle nous décidâmes de préférer les champs voisins.
Au milieu de la nuit, le vent cessa et il se mit à faire si chaud que nous n’arrivions plus à dormir. L’odeur qui se dégageait du sol et des murs, une odeur de suie et de sueur, rendait Jacques malade. Sans faire de bruit (car déjà pesait sur nous l’autorité du sirdar) nous emportâmes les sacs jusqu’à la porte, pour coucher dans le courant d’air. Par moments, des rafales de pluie nous mouillaient, mais c’était délicieux. De plus, le vent chassait les moustiques qui avaient commencé à nous manger au fond de la cabane. C’est là que nous dormîmes, enlacés tous les trois sous un grand châle de Suzanne qui faisait office de drap, en entendant les sifflements du vent dans les broussailles, le grondement continu des vagues sur la plage de basalte.
Avant de m’endormir, à la lueur vague de la lampe posée près de la porte, je vis la silhouette de Jacques, appuyé contre son sac, le visage tourné vers le dehors, comme s’il cherchait à voir le ciel. J’entendis les mots qu’il disait à Suzanne, comme on parle à une enfant pour l’endormir, des mots absurdes: «Demain, tu verras, on viendra nous chercher, le bateau nous mènera à Maurice, nous serons à Anna pour la nuit.» Peut-être qu’il rêvait tout haut. Suzanne n’a pas répondu.
Du 28 mai au matin
Sorti de bonne heure afin d’éviter la chaleur. Sol aride et caillouteux autour de la Quarantaine, diverses variétés de chiendent, toutes endémiques. Graminées: quelques exemples de Panicum maximum (fataque) et Stenotaphrum complanatum (gros chiendent), toutes deux bonnes herbes à fourrage.
Chardons (argémone) et une épineuse dont j’ai eu des exemples à Mahé: Malvastum (la mauve) que les Noirs appellent herbe balié (herbe à balai). Sida rhombifolia, autre variété d’herbe à balai, celle-ci sans épines.
Pour la plus grande part, ce côté de l’île semble le domaine de Zoysia pungens, tige résistante, feuilles à bords coupants. Sol pauvre, sable volcanique et calcaire.
Vers la pointe la plus au nord, recueilli un exemple de citronnelle, Andropogon schœnanthus. Parfum très puissant. Sachant le bien qu’on en tirerait, j’ai recueilli un brin muni de ses radicelles.
Sur Plate, le ciel, la mer, le volcan et les coulées de lave, l’eau du lagon et la silhouette de Gabriel, tout est magnifique. L’île n’est qu’un seul piton noir émergeant de la lueur de l’Océan, un simple rocher battu par les vagues et usé par le vent, un radeau naufragé devant la ligne verte de Maurice. Pourtant, aucun endroit ne m’a semblé aussi vaste, aussi mystérieux. Comme si les limites n’étaient pas celles du rivage, mais, pour nous qui étions pareils à des prisonniers, au-delà de l’horizon, rejoignant le monde du rêve.