Dès le lendemain matin, nous avons marché à travers l’île jusqu’aux quartiers réservés aux passagers européens, les bâtiments de la Quarantaine pompeusement appelés hôpital, maison du superintendant, dépôt, etc. En tout une demi-douzaine de maisons construites en blocs de lave cimentés. À notre arrivée, nous avons trouvé un logement non moins précaire que dans le village des coolies, à Palissades: pas de meubles, éclairage à la bougie ou à la lampe punkah, latrines rudimentaires envahies par les broussailles. La seule eau disponible provenait d’une citerne crevassée habitée par les blattes et les larves de moustiques. Du moins bénéficions-nous ici de l’exposition au vent, et de la solitude de la côte est, ce qui, après l’étouffement de la nuit à Palissades, nous paraissait, à Jacques et à moi, un luxe extraordinaire. Nous étions six dans le logement principal; outre Jacques, Suzanne et moi, il y avait le couple Metcalfe, qui devait enseigner au collège anabaptiste de Beau-Bassin, un ancien inspecteur des Postes nommé Bartoli, et l’inénarrable Julius Véran. Deux hommes avaient été débarqués avant nous et emmenés directement au bâtiment de l’infirmerie situé près de la jetée, face à l’îlot Gabriel. Il s’agissait d’un passager, M. Tournois, et d’un homme d’équipage nommé Nicolas, tous deux embarqués illégalement à Zanzibar, et si gravement malades que les autorités sanitaires de Port-Louis avaient refusé au commandant Boileau la libre pratique. Jacques, qui a vu de près le marin Nicolas, m’a confié qu’il présentait tous les symptômes de la variole confluente.
Julius Véran est le type même du mauvais compagnon de voyage, celui qu’on préférerait éviter. Je l’ai croisé tous les jours sur le pont, à bord de l’Ava, depuis notre départ de Marseille. C’est un homme d’une cinquantaine d’années, un peu bellâtre, avec une épaisse moustache, des cheveux noirs coupés court, l’air d’un sous-officier de la garde, ou d’un maquignon. Sa mauvaise réputation s’est répandue sur le bateau et l’a rendu caricatural. Joueur, coureur de jupons, hâbleur et escroc, il semble qu’il ait été pressé de quitter la France à la suite de mauvaises affaires. Il se dit négociant, se rendant à Port-Louis pour y monter un import de vins français. Jacques a détesté tout de suite ses grands airs, sa politesse excessive avec les dames, sa façon de baiser la main de Suzanne. Il l’a surnommé M. Véran de Véreux. Le fait qu’il se soit lié avec Bartoli — l’homme que l’on soupçonne d’être l’espion des Postes qui a rapporté notre escale de Zanzibar aux autorités britanniques — n’a pas contribué à le rendre sympathique.
Hier soir, quand Jacques cherchait à rassurer Suzanne, j’ai entendu Véran de Véreux qui ricanait. Comme je le regardais, il a haussé les épaules et est allé s’allonger au fond de la baraque. À la lueur de la lampe punkah, son visage blanc barré de la moustache semblait impassible, mais ses yeux agiles brillaient d’une expression méchante. Je suis resté un long moment éveillé, à le surveiller. Il y avait dans le sol une vibration incessante que je n’arrivais pas à reconnaître, tantôt lente, grave, tantôt aiguë, qui pénétrait mon oreille. «Entends-tu?» ai-je demandé à Jacques. Il a relevé la tête, cherchant à me voir dans l’ombre. «Ce bruit Cela fait tchi, tchi, ou plutôt, tchun, tchun…» Il a haussé les épaules. Le sommeil est venu comme un flux irrésistible qui efface tous les regards et éteint tous les bruits.
Le sirdar a fait déposer dans le dépôt de la Quarantaine des provisions de riz et de poisson séché, de la mantèque, de l’huile et du kérosène. Il nous avait promis un cuisinier pour le soir, mais le mauvais temps a duré toute la journée et nous n’avons vu venir personne. Mari, le vieil Indien au visage troué par la variole et au regard d’aveugle qui habite à côté du dispensaire, nous a donné deux marmites très noires, et nous avons dû apprendre à nous débrouiller. J’ai la charge de chercher du bois pour le feu, dans les bosquets qui entourent la Quarantaine. Une des marmites sert à cuire le riz et le poisson, l’autre est réservée pour faire bouillir l’eau douteuse de la citerne. Nous avons décidé de nous passer de l’aide promise par le sirdar.
John et Sarah Metcalfe ont organisé tout avec l’enthousiasme des protestants, nettoyant la maison, balayant, arrachant les mauvaises herbes, installant un volet à l’unique fenêtre et un rideau à la porte. Puis ils ont lu un passage de la Bible, sans ostentation, puisque notre première journée sur l’île est le jour du sabbat. Avec John, j’ai occupé ce samedi à explorer les environs de la Quarantaine, à la recherche de baies et de plantes comestibles. John Metcalfe est passionné de botanique. Il a emporté avec lui, dans une sacoche, tout son matériel, des bocaux de formol, des pinces et des ciseaux, et un gros calepin dont il ne se sépare jamais, où il note ses découvertes. Avec Jacques et Suzanne, nous allons chercher l’eau à la citerne, dans des seaux improvisés fabriqués avec des bidons de fer-blanc traversés d’une branche en guise de poignée.
L’après-midi, malgré la pluie, nous sommes allés jusqu’au rivage guetter le retour du schooner. La mer était verte de colère, parcourue de vagues plus violentes qu’à notre arrivée. Le vent nous jetait des embruns, par-dessus le lagon. Les nuages semblaient bondir de l’horizon, pareils à la fumée d’un gigantesque incendie. La pluie passait sur nous, mêlée à l’eau de mer, en giclées glaciales, et nous avons dû retourner en courant jusqu’à la Quarantaine, grelottant de froid. J’ai essayé d’allumer un feu, mais le vent refoulait la fumée à l’intérieur de la maison et nous faisait suffoquer. J’ai regretté la touffeur de la baraque où nous avons passé la première nuit, dans le village des coolies.
Il n’y avait que quelques heures que nous avions débarqué sur Plate, et il me semblait que cela faisait déjà des jours, des semaines. C’étaient des heures très longues, où chaque instant était différent, bousculés comme nous l’étions par le vent et la pluie, à la recherche d’un endroit où rester. Des heures sans parler, à attendre le coup de sirène du schooner qui nous annoncerait le moment de nous hâter jusqu’à la baie des Palissades pour nous embarquer pour Maurice. À la fin de la journée, il y a eu une éclaircie, et j’ai couru jusqu’à la pointe la plus au sud, au bout de la plage, pour voir la ligne de Maurice qui émergeait des nuages, juste un instant, un trait blanc le long des récifs, et les formes des hautes montagnes. Puis tout s’est refermé et la nuit est venue.
Les jours suivants, j’ai cessé peu à peu de m’intéresser à la ligne de l’horizon. Le matin, après avoir bu un quart de thé âcre réchauffé sur le foyer, je prenais le sentier du rivage, et je marchais vers le sud, dans la direction du volcan. Le chemin n’était pas très praticable, probablement délaissé depuis des années. À certains endroits, il se perdait dans les fourrés, et il fallait sauter d’un rocher à l’autre avec, d’un côté les buissons d’épines, de l’autre les vagues qui déferlaient sur les basaltes. Ou bien, quand les rochers devenaient trop aigus, trouver un passage entre les herbes coupantes.
Le vent avait écarté les nuages et pour la première fois, le soleil brûlait dans un trou de ciel très bleu. Je me souvenais comme j’avais attendu cela, le soleil, la mer, durant cet hiver à Rueil-Malmaison. Dans la salle commune de la pension, les fenêtres découpaient des rectangles gris griffés par les branches mortes des marronniers.
Je me souviens d’avoir entendu la mer, un soir. C’était quelque temps après la mort de mon père. Le bruit était si fort, si vrai qu’il m’avait réveillé. J’avais marché en chemise à travers le dortoir, pieds nus sur la pierre froide. Le bruit grandissait en moi, devenait si fort que j’appuyais mes mains sur mes oreilles. Peut-être que j’avais peur que le bruit ne s’échappe et ne me laisse seul dans le dortoir, comme un souffle qui s’arrête. J’avais marché jusqu’à la porte, j’avais appuyé sur le bec de la poignée très lentement, en fermant les yeux pour mieux entendre. La porte s’était ouverte sur un tourbillon froid, le bruit du vent et de la mer, les grincements des oiseaux. Je restais immobile dans le courant d’air, devant la cour glacée, et un garçon nommé Flécheux était venu, m’avait tiré en arrière. Je me souviens de son visage, de son regard effrayé. Il disait: «Qu’est-ce que tu fais? Qu’est-ce que tu as?» Et moi je répétais: «Écoute, mais écoute!» Flécheux avait refermé la porte, et d’un coup le bruit s’était arrêté. Jusqu’à cette nuit, avec Jacques et Suzanne couchés devant la porte de la cabane, à Palissades.