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Au pied du volcan, la mer est d’un bleu profond, comme en haute mer, un bleu qui donne le vertige. C’est ici que j’aime venir m’asseoir, chaque matin, à l’aube, pour regarder la mer. Pour me justifier, je dis à Suzanne que je guette l’arrivée du transbordeur. En réalité je viens ici pour m’enivrer. Pour entendre le bruit qui m’avait réveillé quand j’avais treize ans, à la mort de mon père.

Les oiseaux de mer glissent le long du chenal qui sépare l’île Plate de son rejeton Gabriel. Suivant le mouvement des marées, l’eau du lagon se vide dans la mer, ou, au contraire, les vagues forcent leur entrée par l’étroit passage. C’est ici que j’ai vu pour la première fois les pailles-en-queue, qui volent lourdement contre le vent en traînant derrière eux leurs banderoles rouges.

Je suis revenu quand le soleil était près de toucher l’horizon, et que le ciel était plein de taches rouges. J’ai voulu monter à travers les broussailles jusqu’au phare pour apercevoir l’autre versant de l’île, le côté de Palissades, le village des coolies. Je suis arrivé sur la lèvre du volcan, assoiffé, brûlé par les derniers rayons. La mer paraissait une lave immense, incandescente, le vent violent m’obligeait à me retenir aux pierres. J’ai marché sur le bord du cratère, jusqu’au phare. C’est une petite tour construite en blocs de lave, autrefois enduite à la chaux, dont le sommet à demi écroulé porte encore les restes d’une chambre d’éclairage où on devait chaque soir allumer une lampe à kérosène. Les ouragans l’ont endommagée, et il semble que personne ne se soit soucié de la réparer. Le phare de la pointe aux Canonniers doit être suffisant pour signaler aux marins le danger de ces parages. Je ne sais pourquoi, j’ai rêvé dès ce soir-là de réparer la chambre, et de rallumer le phare. Peut-être que j’avais simplement envie de voir sa lumière, du fond de la maison de la Quarantaine, de lire sa lueur sur le couvert des nuages.

En continuant jusqu’à l’autre bord du cratère, je me suis trouvé directement au-dessus de la baie des Palissades.

C’était à peu près l’heure à laquelle nous avions débarqué, il y avait maintenant tant de jours (trois, peut-être quatre déjà). Assis sur un rebord de lave, je voyais l’île telle qu’elle nous était apparue, du pont du transbordeur, dans la tempête, la mer violente, la pente noire du volcan, et la longue bande de terre où poussent les cocotiers, jusqu’à la pointe nord, terminée par le rocher du Pigeonnier.

J’ai regardé la plage où nous avions pris pied, les grandes dalles de basalte où les vagues se brisaient. Plus haut, la clairière, la ville des coolies, la longue rue blanche où marchaient les immigrants. Vers le haut, du côté des latrines, la cabane où nous avions passé la première nuit.

Alors nous avions l’impression de débarquer dans un campement de naufragés, quelques cahutes de feuilles dans le coin d’une île sauvage où survivaient de misérables bannis. «N’allez pas par là, avait dit Véran. Vous risquez d’être attaqués, pour vous voler votre argent, votre montre, ou même vos habits.» Les Metcalfe avaient l’air incrédule, mais Suzanne se serrait contre Jacques, tout effrayée. Les bâtisses de la Quarantaine paraissaient des forts, construits pour résister aux attaques des Indiens, avec leurs grands blocs de basalte et leurs ouvertures étroites. À Palissades, c’était différent. À l’abri du volcan, l’air était tranquille, on n’entendait pas le bruit de la tempête.

Maintenant, chaque fois que j’ai le temps, je vais regarder le village des coolies. Il m’apparaît très différent. Les huttes sont grandes et bien construites, avec ces toits de feuilles tressées qui doivent bruisser dans le vent, et qui font comme un habit protégeant de la pluie et du soleil, et ce léger débord au-dessus de la porte d’entrée où les femmes et les enfants s’installent au crépuscule, comme en cet instant, pour parler et jouer. Les rues sont propres et rectilignes, blanches à cause du sable de corail. La base des maisons est peinte à la chaux, il y a des volets aux fenêtres et des fleurs le long des murs. À cette heure, le sirdar a signalé d’un coup de sifflet l’arrêt du travail, et la rue devant chaque maison est remplie de monde, d’hommes et de femmes qui vaquent aux travaux du ménage, balaient, nettoient. Devant l’une des cases des célibataires, un barbier est en train de raser la tête d’un jeune garçon. Je peux sentir de là où je suis l’odeur des fumées qui monte des cuisines en plein air. C’est une odeur très douce, très légère, une odeur de pain, de cari, de persil, qui s’étend alentour malgré les bourrasques. Les femmes drapées dans leurs saris sont accroupies autour des feux. J’entends clairement leurs voix, leurs rires. J’entends aussi des bruits d’animaux, des cabris qui appellent, un coq qui pousse son cri aigu. Tout cela est irréel, étonnant. Je ne parviens pas à m’en détacher.

Quand la nuit vient, les lampes brillent au fond des maisons, jusqu’à l’autre bout de la baie, dans le village des parias. Il y a une rumeur de musique, des chants, des prières, une berceuse. Les derniers feux rougeoient, l’odeur du santal monte au centre du ciel. Je me souviens de ce que Jacques me racontait, autrefois, les longues soirées à Médine, après la coupe. Les chansons autour des feux, les filles qui dansent. C’est comme si tout était en moi, et qu’enfin je l’avais retrouvé.

Avec L. avons poussé la reconnaissance du côté ouest (vicinité de l’ancien cimetière).

Sur le rivage, recueilli plusieurs beaux spécimens du fameux baume l’île Plate: Psiadia macrodon, têtes larges et longues, 30–40 fleurs dans chaque tête. Surtout Psiadia balsamica, la plus appréciée, remède pour brûlures, infections, anthrax, piqûres et morsures venimeuses, etc. Feuilles obovales, innervées, cette variété pratiquement dépourvue de pétiole. Variété endémique à Bourbon, aux Seychelles. Nombreuse sur ce versant (j’ai recensé en quelques heures plus de soixante plants). Variété quinquenerva apparemment absente.

À Palissades

À Palissades, la vie est ponctuée par les coups de sifflet du sirdar. Cela aussi, je l’avais oublié. Jacques me parlait de Médine, autrefois, il me disait le signal, loin, très loin, comme un bruit atténué, à l’aube. Chaque matin, dans son sommeil, le sifflet aigu qui appelait les laboureurs aux champs, et la vie qui commençait, les aboiements des chiens, les enfants qui criaient.

Le premier appel résonne avant l’aube, quand la nuit s’éclaircit. Le vent mugit dans les toits de feuilles, dans les maisons communes de Palissades. Le premier matin, le sifflet nous a pénétrés, un bruit aiguisé, un bruit glacé et méchant, qui roulait et entrait jusqu’aux entrailles, qui nous donnait la chair de poule. Il faisait encore noir, et comme Suzanne se relevait, Jacques l’avait retenue par le bras. «Ce n’est rien, c’est le signal du sirdar. C’est le lever des femmes, maintenant» Il a dit, non pas «maintenant», mais «astère» à la manière créole. Ça lui est revenu sans qu’il s’en rende compte.