Nous avons attendu dans la pénombre. Les lampes étaient éteintes. Environ une demi-heure plus tard, il y a eu le second coup de sifflet plus long, appuyé, pour le lever des hommes. Nous avons pu nous lever, aller jusqu’au champ derrière les affreuses latrines. C’était un matin gris et pluvieux, un vrai matin d’hiver.
De l’autre côté de l’île, à la Quarantaine, je peux entendre le signal de l’aube. Je ne me suis pas habitué, Suzanne non plus. Chaque fois, nous sursautons, comme si le signal était aussi pour nous. Le sifflet lugubre franchit la colline et les plantations, porté par le vent, mêlé au bruit des vagues de la marée. À quatre heures et demie, il arrive. J’ai le cœur qui bat, il me semble que je suis à Palissades, que j’entends le bruit des pieds nus sur le sentier, les pleurnichements des enfants, que je sens l’odeur du feu qui fait bouillir le thé amer, l’odeur très douce du riz qui réchauffe. Ici, de l’autre côté de l’île, à la Quarantaine, nous ne connaissons que le froid et la solitude, et les cris gémissants des gasses au crépuscule. Parfois le sifflet du sirdar ou l’appel du muezzin qui semblent venir d’un autre monde.
Chaque matin, à l’heure où les hommes partent pour le travail, je suis à mon poste, en haut du volcan. Les colonnes de travailleurs partent pour les plantations, au-dessus du village. D’autres vont au pied du volcan remplir des sacs de jute à la veine de talc qui affleure. D’autres encore, sous la surveillance des arkotties, apportent des blocs de basalte pour la reconstruction de la digue des Palissades, que le prochain cyclone démolira à nouveau. Il y a un long silence sur l’île, tandis que les immigrants travaillent. J’envie ces hommes, leur détermination tranquille, leur patience. Les femmes ont revêtu des guenilles pour travailler aux champs. Penchées sur la terre, elles enlèvent les pierres noires une à une, les entassent dans des paniers d’osier qu’elles vont vider aux limites des champs. Jour après jour, les parcelles de terre grise grandissent dans la végétation sauvage, comme une sorte de gale inguérissable.
Hier, dans la fin de l’après-midi, Jacques et Suzanne sont venus me rejoindre au sommet du volcan. Julius Véran est resté un instant, il a regardé les plantations et la digue, il a dit avec mépris: «Des fourmis!» Suzanne s’est étonnée: «À quoi bon ces travaux? Que vont-ils faire du talc qu’ils récoltent? Et cette digue?» C’est la voix de Véran qui a répondu: «Il faut bien les occuper! Il ne faut pas qu’ils s’arrêtent!» Il a parlé, je crois, de l’Inca qui faisait récolter les poux. Suzanne ne l’écoutait pas. Elle regardait avec une sorte de fascination effrayée le camp des immigrants où les silhouettes minuscules s’activaient dans la baie des Palissades. C’est vrai que le village des coolies vu du promontoire semblait propre et ordonné comme une fourmilière. Les coups de sifflet du sirdar et des arkotties se répondaient, haletaient, tantôt aigus, impérieux, tantôt graves, se confondant avec le grondement de la mer sur les récifs. J’ai entendu Jacques murmurer, le visage tourné pour que Suzanne n’entende pas: «Nous sommes des prisonniers.»
Du 29 mai, après-midi
Le mauvais temps, les difficultés ont retardé la reconnaissance. Côte sud-ouest (baie du cimetière).
L’exposition aux vents et aux rafales réduit la végétation proche de la mer aux rampantes, aux batatrans, aux chiendents. Aux approches du volcan: filices et graminées.
Colonies de moreae: Ficus rubra (herbe la fouche) et Cassythia filiformis, liane sans fin (bonne description puisque j’en ai suivi une de près de douze pieds, rampant entre les tombes). Andropogon schœnanthus plus commun le long de la plage, ou dans les affleurements coralliens. Aussi: Andropogon nardus, le fameux nord indien, forte odeur de gingembre.
Dans les crevasses, assez nombreux spécimens d’Adiantum (caudatum, hispidulum). La première variété plus nombreuse, reconnaissable par ses feuilles plus larges, couvertes d’un duvet urticant. L’absence d’arbres l’oblige à ramper dans les fissures du sol.
À l’abri du talus et de la baie, beaux pandanus (vacoas) dont un P. vandermeeschii, qui atteint à Bourbon 20 pieds de haut, ici sept seulement. La variété utilis, assez fréquente sur la côte nord-ouest, comme j’ai pu le constater en débarquant. Peut être cultivée par les immigrants, pour la fabrication de sacs et de sandales.
8 juin
Maintenant, je n’y prête plus vraiment attention. Une semaine, deux, peut-être davantage. Il n’y a pas un mois. Cela suffit pour s’habituer à l’insupportable. Je vais toujours en haut du volcan, le soir plutôt, pour me nourrir de la rumeur douce du village des coolies, pour respirer l’odeur des fumées. J’ai abandonné déjà le projet de reconstruire la chambre du phare. À quoi bon? Il est en effet plus utile de réparer la digue. Ceux qui le font doivent savoir que la chaloupe des services de santé viendra un jour s’y amarrer.
Je viens voir le village de Palissades pour me souvenir. Tout ce que Jacques me racontait, autrefois, dans l’hiver de Rueil-Malmaison. La nuit qui tombe sur la maison d’Anna, à Médine. Les mêmes bruits, les mêmes odeurs. Le soleil oblique sur les cannes, les cris des laboureurs qui rentrent, qui poussent des sortes d’aboiements, «aouha!», les femmes avec leurs houes en équilibre sur la tête, les éclats de voix, les rires des enfants. Les hautes cheminées des sucreries dans la brume, comme des châteaux barbares. Au crépuscule, le fracas de la mer jaune contre la côte noire, là où se casse la ligne des récifs. Je ne savais pas que c’était au fond de moi, si vrai, si fort. Comme si je l’avais vraiment connu, une douleur, le souvenir d’un rêve, qui me fait du bien et du mal. Ainsi, c’est de cela que je suis fait: l’étendue vert-de-gris des cannes où sont ployés les coolies, les pyramides de pierres que les femmes ont construites une à une, les doigts écorchés par la lave et les yeux brûlés par le soleil. L’odeur du vesou, l’odeur âcre et sucrée qui pénètre tout, qui imprègne le corps des femmes, leurs cheveux, qui se mêle à la sueur. Palissades est le recommencement. C’est pour cela que Jacques et moi nous avons frissonné, le premier matin, quand le sifflet du sirdar a troué la nuit.
Le matin, après le thé noir versé de la marmite dans le quart de fer-blanc cabossé, sans attendre le riz réchauffé que préparent Suzanne et Sarah Metcalfe, je rejoins John qui herborise le long du rivage. Lui ne se sent pas prisonnier. Depuis le jour de notre débarquement, il récolte les feuilles, les fleurs, les graines, qu’il met à sécher avec soin au soleil sur des claies, après les avoir enduites de formol à l’aide d’un petit pinceau. Il cherche avec obstination la présence de l’herbe à indigo. Il est persuadé que l’endroit serait idéal pour commencer une plantation, qui permettrait une amélioration des conditions de vie des immigrants en quarantaine.
Je marche le long de la plage, en sautant d’un rocher à l’autre. L’intérieur est envahi de broussailles et de chiendent. À certains endroits les herbes sont si hautes qu’on y disparaît jusqu’à la taille. Tout le long du rivage, la plage est recouverte de cette sorte de rampante grasse à larges feuilles, à petites fleurs rouges, que le vieux Mari appelle batatran, et John ipomée. C’est une plante qui se casse en produisant un lait transparent, légèrement collant Là où elle pousse, rien d’autre n’a le droit de vivre. Je retrouve John à la pointe nord, exactement en face du rocher du Diamant. C’est le nom que j’ai donné à cette pyramide de lave qui émerge de l’Océan, mais John m’a dit que, sur la carte de l’Amirauté, le nom véritable était Pigeon House Rock, le Pigeonnier. En fait de pigeons, il y a surtout des mouettes et des goélands qui entourent le rocher d’un tourbillon permanent et le blanchissent de guano. Le bruit des ailes des oiseaux et les cris gutturaux qu’ils poussent recouvrent le grondement de la mer sur les récifs. Dans la lumière du matin, les embruns étincellent. J’imagine l’éruption du volcan qui a rejeté cet énorme caillou au milieu de la mer, il y a des millions d’années, quand Maurice est sortie des profondeurs de l’Océan.