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Je laisse John Metcalfe à la recherche de l’improbable indigotier sauvage auquel il voudrait donner son nom, et je regarde le Diamant, à l’abri du vent dans un creux de rocher. La mer jaillit en fusées verticales, allume des arcs-en-ciel. Je reste des heures, sans bouger, simplement à regarder la mer, à écouter les coups des vagues, à goûter au sel jeté par les rafales de vent. Ici, il me semble qu’il n’y a plus rien de tragique. On peut oublier les sifflets lugubres du sirdar qui commande aux hommes d’aller manger, ou qui rythme les chutes des blocs de lave sur le chantier de la digue. On peut même oublier les malades enfermés dans le dispensaire, la fièvre qui sèche leurs yeux et leurs lèvres, et, en face, la silhouette noire de Gabriel, qui attend.

Malgré les nuages, le soleil brûle au centre du ciel. John Metcalfe est retourné à la Quarantaine, avec sa provision de feuilles et de racines. Aidé de Sarah, il va passer le reste du jour à trier, cataloguer. Il se plaint de maux de tête et de courbatures. Jacques pense qu’il est impaludé depuis la première nuit à Palissades. Nous avons échappé aux moustiques en dormant devant la porte, dans les rafales de vent.

En revenant vers le Diamant, à la fin de l’après-midi, j’ai vu pour la première fois celle que j’ai appelée ensuite Suryavati, force du soleil. Est-ce vraiment son nom? Ou est-ce le nom que je lui ai trouvé, à cause de la reine du Cachemire, à qui fut racontée l’histoire de Urvashi et Pururavas, dans le livre de Somadeva, traduit par Trelawney, que je lisais à Londres, l’été qui a précédé notre départ? Elle avançait le long du rivage, un peu penchée en avant, comme si elle cherchait quelque chose, et de là où j’étais, sur l’embarcadère, en face de l’îlot Gabriel, j’avais l’impression qu’elle marchait sur l’eau. Je voyais sa silhouette mince, sa longue robe verte traversée par la lumière. Elle avançait lentement, avec précaution. J’ai compris qu’elle marchait sur l’arc des récifs qui unit Plate à Gabriel à marée basse. Elle tâtait du bout du pied, comme en équilibre au sommet d’un mur invisible. Devant elle, il y avait la profondeur sombre du lagon, et de l’autre côté, la mer ouverte qui déferlait, jetant des nuages d’embruns dans le ciel.

Sans doute m’avait-elle vu. Mais elle n’avait pas tourné la tête. Je me suis assis dans le sable, à demi caché par les touffes de batatran. Je la regardais continuer le long du récif, au milieu de l’eau, j’avais l’impression qu’elle allait vers la haute mer. Il n’y avait personne, le vent avait chassé les oiseaux de l’autre côté de l’île, à l’abri de la pointe. C’était comme si nous étions les derniers habitants.

Elle a continué sa route, le long du récif, entrant parfois dans l’eau jusqu’à la taille, disparaissant dans le nuage d’embruns. J’ai vu qu’elle tenait à la main une longue tige, un harpon, et elle s’en servait pour pêcher, ou pour ramasser des coquilles, des oursins. Le soleil déclinant dessinait sa silhouette sur l’eau déjà sombre, comme un drôle d’oiseau dégingandé. À un moment, il y a eu des cris d’enfants, quelque part derrière moi, dans les fourrés. Des bruits d’animaux, des bêlements, et j’ai vu les silhouettes des garçons qui poursuivaient les cabris, leur jetaient des pierres. La jeune fille s’est arrêtée au milieu du lagon, elle a hésité, puis elle a marché vers le rivage, sur les plaques du récif, contre les vagues qui déferlaient. En un instant elle était à la côte, elle a disparu de l’autre côté de la pointe. Je suis resté longtemps sur la plage, espérant qu’elle allait revenir. L’eau du lagon est devenue de plus en plus sombre, pareille à un miroir de métal. Je regardais l’îlot Gabriel, si proche et en même temps inaccessible. Mon cœur battait fort, comme si j’avais de la fièvre. D’ailleurs les moustiques sont sortis des fourrés avec la nuit, et j’ai dû battre en retraite vers les quartiers de la Quarantaine.

9 juin

Je suis retourné dès l’aube vers la pointe du Diamant John Metcalfe est couché au fond de la maison, il est fatigué, fiévreux. Quand je suis sorti, il me semble qu’il m’a regardé avec reproche. Je ne suis pas un bon élève en botanique, je ne l’ai pas aidé à trier ses spécimens.

J’aime le rocher du Diamant, sa forme étrange, un icosaèdre régulier, jailli de la mer au milieu des tourbillons d’oiseaux qui le couvrent de fiente, comme un piton neigeux. C’est l’endroit où je peux oublier le sifflet du sirdar, et l’atmosphère pesante de la Quarantaine, les discours redondants de Julius Véran. J’ai proposé à Jacques de venir, mais il ne veut pas quitter Suzanne. Depuis hier soir elle a un accès de fièvre violent. La migraine l’empêche de dormir, elle est pâle et fatiguée. Jacques lui donne de la poudre de quinine diluée dans de l’eau de riz, à défaut de lait. Quand je suis sorti, il s’est assis près de la porte, tourné du côté de la mer. Mais de là où il est il ne peut apercevoir que le dôme noir de Gabriel.

Tandis que je marche vers la pointe, j’entends la marée. Il y a cette vibration qui vient du fond de l’Océan, du socle de la terre. Quand la marée commence à descendre, je sais que Suryavati doit venir. Je l’attends à ma place, à demi caché derrière les touffes de batatran, dans un creux des rochers. Le lagon se vide vers l’ouest, comme un réservoir dont on aurait retiré la bonde. Après quelques instants apparaît la frange noire des récifs, et la demi-lune de sable qui rejoint Gabriel. La base du Diamant se dégage, une plate-forme usée en forme d’étrave. Les vagues ont perdu leur force. Le vent même est devenu moins violent. Il y a une sorte de silence, une paix. Je pense qu’en ce moment même la fièvre de Suzanne doit tomber, elle se couche sur le sol, la tête appuyée sur les genoux de Jacques. Elle peut enfin s’endormir.

Suryavati est apparue. Sans hésiter, elle s’est engagée sur le récif, bien que la mer ne se soit pas encore complètement retirée. À l’aide de son harpon, elle fouille dans les crevasses, elle ramasse des coquilles qu’elle met dans un sac accroché autour de son cou. Pour marcher plus facilement dans les flaques, elle a relevé sa robe et l’a nouée entre ses jambes, à la manière d’une culotte turque.

Elle marche facilement, comme si elle glissait, sans effort. Quand j’ai voulu la suivre sur le récif, l’eau était opaque, couleur du ciel nuageux, et les algues bousculées par le ressac m’empêchaient de voir le passage. Bientôt j’étais perdu, avec de l’eau jusqu’à la taille. En même temps le ressac me tirait en arrière, vers les vagues qui déferlaient J’ai eu beaucoup de mal à regagner la rive, en m’agrippant aux pointes aiguës des coraux. Au loin, au milieu du lagon, la silhouette de la jeune fille paraissait irréelle, légère. Les oiseaux de mer volaient au-dessus du récif, les pailles-en-queue énervés poussaient des cris de crécelles. À un moment, elle s’est retournée. J’étais en train d’émerger du lagon, sur la plage, les genoux et les mains écorchés. Suryavati était loin, son châle rouge faisait une ombre sur son visage, mais il m’a semblé qu’elle riait. Je devais avoir l’air piteux, avec mes habits mouillés, mon pantalon déchiré aux genoux.

J’avais mal sous la plante du pied droit. En me débattant dans le courant, j’avais dû marcher sur un oursin, et je sentais une brûlure intense. En même temps, la mer est revenue, les vagues ont recommencé à déferler sur la barrière de corail. Le vent soufflait en bourrasques. Je ne sais pourquoi, je me suis mis debout sur la plage, et j’ai appelé la jeune fille. Je criais: «Ohé!» comme si elle pouvait m’entendre. Elle est revenue sur ses pas, en se hâtant. Elle aussi avait vu la tempête qui arrivait.