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Je boitais sur la plage quand elle est sortie du lagon. Comme je lui disais: «Bonjour!», elle m’a regardé. Sa robe couleur de mer était trempée par les vagues, elle avait ôté son foulard et ses cheveux noirs étaient collés sur ses épaules. Dans le sac de vacoa qu’elle portait autour du cou, j’ai vu sa récolte d’oursins, et à l’extrémité du harpon, comme des haillons, les omîtes qu’elle avait clouées. Ce que j’ai remarqué surtout, ce sont ses yeux, d’une couleur que je n’avais encore jamais vue, jaune d’ambre, de topaze, transparents, lumineux dans son visage très sombre. Elle m’a regardé un long instant, sans ciller, sans crainte, et moi j’avais le cœur qui battait trop fort, je ne savais pas ce que je devais dire.

Elle m’a fait asseoir dans le sable. Elle a planté le harpon à côté d’elle, et elle a pris dans son sac un petit couteau, juste une lame pointue sans manche. Avant même que je réalise ce qu’elle allait faire, elle a pris mon pied droit et elle a incisé la peau dure, à la base du gros orteil. Elle m’a montré dans la paume de sa main la minuscule dent bleutée. «Tu as de la chance, c’est juste un morceau de corail.» Elle indiquait le récif. «Ici, c’est plein de laffes-la-boue.» Comme je la regardais, elle a cru que je ne comprenais pas le mot. «Vous appelez ça des poissons-scorpions. Ça peut te faire mourir.» Je la regardais avec étonnement, parce qu’elle m’avait parlé en français, sans accent. Je voulais lui poser des questions, lui demander son nom, pourquoi elle était ici, depuis combien de temps, mais elle s’est relevée, elle a ramassé ses affaires, et elle est partie à la hâte, en courant à travers les broussailles. Elle a escaladé le glacis au bout du cap, et elle est entrée dans le petit bois de filaos qui nous sépare de Palissades.

Malgré la blessure de mon pied, j’ai essayé de suivre sa trace. Comme si c’était un jeu qu’elle avait joué avec moi, qu’elle s’était cachée derrière un buisson pour me surprendre. Ou peut-être que j’imaginais qu’elle était venue sur le récif pour me rencontrer, pour me trouver. Je crois que c’est moi qui avais des idées d’enfant. Je sentais mon sang battre dans mes artères, le vent et la lumière m’étourdissaient. Je boitillais pieds nus à travers les broussailles, les genoux et les mains en feu.

De l’autre côté des filaos, je me suis retrouvé tout à coup devant le village de Palissades. J’étais arrivé sur le versant nord, là où vivaient les parias. C’étaient des huttes de branchages, consolidées par des blocs de lave non jointoyés, avec des toits de palmes en mauvais état. Certaines devaient être très anciennes, démolies tempête après tempête, rafistolées à chaque fois. De la fumée montait un peu partout, tourbillonnait dans les rafales. Derrière les huttes, au pied de l’escarpement, il y avait des champs de terre grise où poussaient quelques légumes, des pois, des haricots, quelques cannes de maïs brûlées par le soleil. Des chiens faméliques erraient entre les huttes; ils m’avaient senti, et ils se sont mis à grogner. Un des chiens a fait un grand tour pour venir par-derrière, menaçant, les crocs dégagés.

Je me suis souvenu de ce que Jacques m’avait appris, quand j’étais petit. Il disait que c’était le vieux Topsie le cuisinier de la maison d’Anna: «Pour faire la guerre licien, napa bisoin fizi, bisoin coup de roce.» C’est un proverbe, à chacun selon son mérite, et il m’a semblé ici particulièrement approprié. J’ai ramassé une lave aiguë, et la main levée, j’ai battu en retraite vers mon versant de l’île. Le sirdar n’a pas besoin de garde pour veiller sur sa frontière.

Ce soir, je suis retourné jusqu’au sommet du volcan pour regarder la ville des coolies. Assis à l’abri des ruines du phare, j’écoutais le sifflement du vent dans les pierres. Il pleuvait par intermittence et la mer était démontée, avec cette couleur verte qu’elle avait le soir où nous avons débarqué. Avant même le crépuscule, le ciel a noirci comme s’il y avait un incendie de l’autre côté de l’horizon. Au milieu des gémissements du vent, j’ai entendu le long coup de sifflet du sirdar qui annonce aux croyants l’heure de la prière. Les feux brillaient devant les maisons, à l’abri des auvents. Je sentais l’odeur du riz en train de cuire, l’odeur douce du cumin et des épices. Il y avait si longtemps que je n’avais pas mangé, j’avais un trou au centre de mon corps, cela me faisait trembler un peu, comme de désir. Je voulais voir jusqu’à l’autre bout de la rue, là où commençaient les cabanes des pauvres, là où vivait Suryavati. J’attendais de voir sa silhouette mince, marchant vers les citernes pour puiser de l’eau, au milieu des autres femmes et des enfants. Mais elle n’est pas apparue. Peut-être qu’elle savait que je l’épiais.

Je suis retourné à la Quarantaine. Pour la première fois, j’ai senti la fièvre venir, une douleur qui naissait dans la blessure de mon pied et remontait le long de mon corps, en soulevant chaque poil, faisant trembloter chaque muscle. Jacques s’est inquiété: «Tu ne vas pas tomber malade?» Il a examiné la plante de mon pied, a mis un peu de bleu de méthylène. Suzanne m’a donné à boire de l’eau rougie au permanganate, parce qu’il ne restait plus de thé. Dans la nuit, les yeux de Suryavati brillaient, jaunes comme des iris de chat. Je grelottais, enveloppé dans le châle de Suzanne. Je me suis endormi quand le vent s’est calmé, et que le bruit de la tempête est devenu un murmure lointain.

Du 10 juin, après-midi

La fièvre et une mauvaise nuit m’ont tenu couché toute la journée d’hier. Ciel couvert. Repris la reconnaissance: côte nord-est. En bordure des Casuarinae, végétation rase. Quelques acacias sous le couvert, des Pemphis acidula sur la ligne du calcaire: buisson fourni, environ trois pieds de haut, fleurs seules sur l’axe, pédicelles courts et velus. Sur la côte sous le vent, quelques badamiers non pas très grands, fruits de la taille d’une noix, d’un bois dur: Terminalia catappa. Le fait qu’ils soient groupés, à l’abri d’un ravin, me laisse penser qu’ils ont été plantés. Le plus grand doit atteindre douze pieds. Âge approximatif trente à quarante ans.

Cela pourrait dater la plus ancienne occupation de l’île (1856, premier établissement de la Quarantaine à l’île Plate).

Jacques est revenu de Palissades abattu, démoralisé. Il a voulu se rendre compte de l’état de santé des immigrants, le Véran de Véreux prétendant que l’épidémie de variole se répandait de l’autre côté de l’île. Accompagné de Bartoli, il a marché jusqu’au pied du cratère, et là il s’est heurté aux arkotties qui l’ont empêché d’aller plus loin. Par le truchement du vieux Mari, Jacques a parlementé un long moment avec eux, en vain. Les travailleurs des plantations commençaient à s’attrouper, et tout d’un coup Bartoli a eu peur. Il a entraîné Jacques en arrière. Il dit que des gens ont crié des menaces, ont jeté quelques pierres.

Cette fin de journée est sinistre. Il y a un silence lourd dans la bâtisse, après des heures étouffantes. La lampe punkah projette une lumière vacillante qui éclaire bizarrement les visages. Julius Véran est debout au fond de la pièce, il regarde autour de lui d’un air inquiet. Il a commencé un discours véhément et grandiloquent, que personne n’écoute. Il veut qu’on réagisse, qu’on «prenne des mesures». Son visage osseux est pâle, barré par les virgules noires de ses moustaches qu’il taille chaque matin aux ciseaux. Le séjour sur Plate n’arrange pas sa calvitie. «Bel-Ami», l’a surnommé Suzanne. Mais ses habits blancs dans lesquels il prenait la pose dans le salon de l’Ava sont devenus gris de sable, les poches de sa veste sont ballantes.