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Il parle de la maladie qui menace. De la quarantaine qui risque de se prolonger, de la tension qui monte dans le camp coolie. «Il nous faut établir une règle. Nous sommes dans une situation critique. Nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes.»

Jacques hausse les épaules. Il se moque de Véran. Un aventurier raté, un chevalier d’industrie. Jacques croit reconnaître en lui un de ces aigrefins qui ont pillé Antoine quand il s’est installé en France, un de ceux qui lui ont vendu des actions dans des compagnies qui n’existaient pas, ou des terrains qui ne leur appartenaient pas. Au premier regard, il a détesté Véran. «Un fruit sec, un véreux.» C’est comme cela qu’il a trouvé son surnom. C’est une habitude mauricienne.

À bord de l’Ava, Jacques l’évitait. Chaque fois que l’homme faisait mine de s’asseoir à notre table, il se levait. Même Suzanne s’en offusquait, mais Véran ne semblait pas y prendre garde. «C’est un pauvre diable, après tout», disait Suzanne, à quoi Jacques répondait: «Un diable? C’est lui faire beaucoup d’honneur! Tout juste un diablotin.»

Le Véran de Véreux continue sa harangue. Il s’adresse à Jacques, il veut l’impressionner. Jacques l’intimide, parce qu’il est médecin, et surtout à cause du nom. Tout le monde à Maurice connaît la famille Archambau. Il y a la légende d’Alexandre, le Patriarche, l’homme terrible qui est à la tête de l’Ordre moral, le fondateur du parti de la Synarchie. Je suis toujours étonné que, malgré tout ce qu’il nous a fait, Jacques se serve encore de son nom. Le Véran de Véreux a tout de suite compris l’avantage que lui donne ce naufrage sur l’île Plate. Nous sommes prisonniers sur ce bout de rocher, et Jacques ne peut pas s’en aller. Véran peut parler, c’est sa revanche.

«Il faut que nous nous organisions, si nous voulons survivre jusqu’à ce que le bateau revienne. Cela peut prendre des jours, des semaines.

— Qu’est-ce que vous voulez? Qu’on impose le couvre-feu? La loi martiale?»

La voix de Jacques est froide. John Metcalfe est effaré. Il n’est pas sûr de comprendre. Véran continue. Il est irrité par les sarcasmes. Il parle du règlement de Constantinople, il demande qu’on crée une milice, qu’on monte une garde, que chaque allée et venue soit contrôlée, qu’on isole tous les malades sur Gabriel. «Vous vous souvenez du garçon qu’on a immergé au large de Mahé? On dit qu’il est mort d’une pneumonie. Comme si on mourait d’une pneumonie en quelques heures! Vous savez dans quel état se trouve le marin qu’on a embarqué en fraude à Zanzibar? L’autre voyageur aussi est gravement atteint, et à mon avis ils n’en ont pas pour longtemps.»

Malgré la fièvre qui la brûle, Suzanne se redresse. Elle est indignée.

«Enfin taisez-vous! Comment vous pouvez dire des choses pareilles!

— Je le dis parce que c’est vrai, et vous le savez aussi bien que moi. Il y a beaucoup d’immigrants dans le même état de l’autre côté, qui ont été débarqués des bateaux venant de l’Inde, avec tous les symptômes de la variole. Docteur (il appuie sur le mot docteur), est-ce que vous les avez vus?»

Julius Véran sait très bien que Jacques n’a pas pu arriver jusqu’à Palissades. Il a le triomphe facile.

«Moi je les ai vus après notre arrivée. Ils sont des dizaines, demain ils seront peut-être des centaines, il n’y a pas de vaccine. On les cache dans des huttes, on brûle les corps sur la plage.»

Suzanne frissonne. Je l’entends qui demande à voix basse à Jacques: «Est-ce que ce qu’il dit est vrai?» Elle est venue à Maurice avec Jacques dans l’idée de soigner les immigrés indiens, de créer des dispensaires, de suivre le modèle de Florence Nightingale, et tout d’un coup elle imagine que c’est ici, de l’autre côté de l’île, des gens qui sont abandonnés, malades, mourants peut-être. Le Véran de Véreux a une espèce d’éloquence qui porte, dérision et horreur mêlées, et ce regard agile, rusé, plein de méchanceté.

«Ne l’écoute pas, il n’en sait rien. Il est fou, tout bonnement.»

Jacques n’a même pas baissé la voix. Véran l’a-t-il entendu? Il s’est arrêté de parler, son visage n’exprime rien, seulement cette violence déraisonnable, cette colère sans but. D’un coup il est sorti de la maison, il s’est enfoncé dans l’obscurité. La noirceur a envahi l’intérieur de la maison. Il me semble que nous avons perdu, que quelque chose en nous a bougé, a cédé.

Véran a semé le doute. Malgré moi, j’écoute les bruits de la nuit. Et s’il disait vrai? Si Shaik Hussein avait décidé en secret d’envahir la Quarantaine, de nous tuer jusqu’au dernier, en souvenir de ceux qui sont morts sur l’île, pour accomplir la vengeance des opprimés?

J’ai regardé Jacques. À la lumière de la lampe, son visage est tendu, il a une expression étrange, que je ne reconnais pas. Malgré tout ce que nous avons dit, il me semble que le trouble s’est insinué en lui, la séduction de la peur. J’ai vu sa main crispée sur une pierre, comme si au-dehors rôdait une meute de chiens.

Ce matin, malgré sa fièvre, Suzanne a voulu aller dans la maison de l’infirmerie, en face du môle qui dessert Gabriel.

Une bonne partie de la nuit, elle ne pouvait pas dormir. Elle était inquiète, exaltée. Elle parlait des malades, de Nicolas et de M. Tournois, des Indiens abandonnés de l’autre côté de l’île, des femmes et des enfants laissés sans soins. Elle voudrait qu’ils viennent s’installer à la Quarantaine, Jacques s’occuperait d’eux, elle serait leur infirmière. Le gouvernement ne pourrait pas les ignorer, les planteurs de Maurice seraient bien obligés de suivre, elle en était sûre. Elle allait adresser un rapport au gouverneur. Elle voudrait écrire à Florence Nightingale. Elle a fini par s’endormir entre nous, comme la première nuit que nous avions passée, en arrivant à Palissades.

Quand nous sommes arrivés à l’infirmerie, le vieux Mari qui fait office de garde-malade était à sa place habituelle, assis sur un caillou devant la porte, mâchant sa feuille de bétel. Il nous a laissés passer sans rien dire. Ses yeux sont voilés par le glaucome, et son visage noir est grêlé par la petite vérole. Pour cela il n’a rien à redouter des deux hommes couchés sur leurs lits à l’intérieur de l’infirmerie. J’ai dit des lits, mais c’est plutôt des grabats qu’il faudrait dire, tant ces couchages sont rudimentaires, des matelas de paille crevés jetés sur quelques planches à même le sol.

J’ai eu du mal à reconnaître Nicolas, le quartier-maître embarqué à Zanzibar. Quand il est monté à bord de l’Ava, il était simplement un peu fiévreux — une crise de paludisme, avait dit le commandant Boileau. En quelques jours cet homme athlétique, au teint rougeaud, est devenu un corps sans force, le teint jaune, les lèvres gercées, portant un hématome au front. À côté de lui, M. Tournois, un négociant embarqué le même jour, semble plus vaillant. Quand nous entrons dans la pièce, il se redresse. Il parle d’une voix impatiente, au timbre métallique. Il croit que la chaloupe des services sanitaires est arrivée, et qu’on vient les chercher.

À la réponse négative de Jacques, il est pris d’une colère subite qui effraie Suzanne. Il se lève, marche à travers la pièce jusqu’à la porte. Il est vêtu de la chemise de nuit grise du dispensaire de l’Ava, échancrée au col. Il titube pieds nus sur les dalles de pierre. Tous ses habits ont été brûlés dans l’incinérateur avant le débarquement.