Un instant, il est la proie d’une sorte de délire, debout sur le seuil de l’infirmerie, ébloui par le soleil et par le vent.
«Je vais m’en aller, maintenant, je vais rentrer chez moi, on m’attend!» Où est son chez-lui? À des milliers de kilomètres, si loin qu’il ne s’en souvient peut-être même plus.
La lumière l’aveugle, remplit ses yeux de larmes qui coulent le long de son nez, sur ses joues. Suzanne s’est approchée, elle lui parle doucement, elle veut lui dire de rentrer, de s’abriter du vent. Mais il passe à côté d’elle sans la voir, il tourne sur lui-même, comme s’il cherchait quelque chose, sa chemise gonflée par le vent laissant voir ses jambes maigres. Puis il se laisse tomber assis, le dos contre les pierres du tableau de la porte. Il parle tout seul, d’une voix cassée, entrecoupée, il parle de sa maison à Tarbes, de sa femme, de ses enfants. Suzanne s’est assise à côté de lui, elle essaie de le calmer, tandis que Jacques et moi regardons sans savoir quoi faire. Enfin, aidé du vieux Mari, Tournois s’est relevé, il est retourné à sa paillasse, comme à son seul refuge.
Nous n’avons rien dit. Nous avions le cœur serré. Jacques et Suzanne sont revenus à la Quarantaine, et moi je me suis éloigné du camp le plus vite que j’ai pu. Ainsi, pendant que nous attendons là-bas, parlant, nous querellant, jouant aux échecs, ou bien rêvant au jour de notre libération, ici, à quelques pas, et de l’autre côté de l’île, des hommes sont en train de mourir. Il me semble que je ne cesse pas d’entendre la voix de Tournois, ses imprécations, ses souvenirs confus. Je ne cesse pas de voir le regard fixe, extraordinairement lucide de Nicolas. J’ai encore dans les oreilles le coup sourd du corps du garçon qu’on a immergé au large de Mahé dans l’Océan d’un bleu presque surnaturel. Et j’entends la voix de Boileau qui donne sa consigne à bord de l’Ava: ne parler de tout cela à personne, surtout n’en parler à personne — ce qui doit le rendre un jour célèbre dans les annales des Messageries.
En courant presque, je suis monté jusqu’à la lèvre du cratère. Je me suis installé à mon poste, à l’abri du vent contre les ciments du phare en ruine. De là je peux tout voir, la baie des Palissades et la ville des coolies, les plantations, la longue pointe de sable qui retient l’îlot Gabriel, et au bout de la mer, le dôme de nuages accroché aux montagnes de Maurice, pareil à un mirage.
11 juin
Pour Suzanne, pour calmer son appréhension, Jacques parle très doucement. C’est la fin de l’après-midi, nous sommes couchés par terre près de la porte, avec le grand châle blanc à franges qui nous sert de couverture. Nous sommes seuls dans la maison. John et Sarah doivent être en train de peindre leurs feuilles au formol, Bartoli et le Véran de Véreux sur le cratère, à guetter l’arrivée improbable du schooner.
Il fait très doux, le vent de la tempête a cédé la place aux alizés. Le ciel est couvert d’un léger voile blanc. Je sens contre moi la hanche ronde de Suzanne, je sens le mouvement de ses côtes quand elle respire. C’était comme cela à Hastings, l’été passé. Nous étions ensemble sur la plage, nous regardions glisser les nuages, les rêves, il me semblait que rien ne pourrait jamais nous séparer.
Malgré les années en France, et la vie à Londres, à l’hôpital Saint Joseph, Jacques a toujours la voix qui chante, il n’a pas perdu l’accent créole. Quand je l’entends, je me souviens de la voix de mon père. Il parlait le soir avec le Major William, dans l’appartement de Montparnasse, et je m’endormais sur mon assiette de soupe en écoutant sa voix. Jacques parle de Médine, de la maison d’Anna. Il y a si longtemps. Peut-être qu’il invente tout au fur et à mesure, comme M. Tournois dans son délire.
«Quand je revenais de la pension Le Tourhis, à Noël, ou bien en hiver, je veux dire, juillet, août, tu ne peux pas t’imaginer la fête que c’était, je revenais à la maison, je retrouvais ma chambre, je pouvais courir partout dans les champs de cannes, jusqu’à la savane, jusqu’à la mer. Je te montrerai le chemin. Il y avait un garçon de mon âge, il s’appelait Pierre, Pierre Pasteur, et un autre, un peu plus âgé, un créole, le fils d’un métayer d’Anna, on l’appelait Mayoc, je ne sais pas pourquoi, je crois qu’on l’avait appelé comme ça quand il était petit, parce qu’il sautillait tout le temps, il babillait tout le temps comme un oiseau. Son vrai nom c’était Aziz.
«Je me souviens, derrière Anna il y avait les ruines d’une ancienne sucrerie, avec une haute cheminée noire, et des murs envahis par les broussailles. Un peu plus loin au bord de la mer, le four à chaux. Je te montrerai tout ça, à Léon aussi. Tu ne peux pas ne pas aimer, c’est le plus joli paysage du monde, avec les champs bien verts, ils vont si loin qu’on ne sait pas où ils finissent, on les confond avec la mer. La dernière année, j’allais partout avec les garçons, dans les ruines, nous chassions les tourterelles. Maman ne voulait pas que j’aille dans les ruines, elle avait toujours peur qu’un morceau de mur ne s’effondre. Nous allions nous cacher dans les caves voûtées. C’étaient des murs épais, des blocs de lave jointoyés à la chaux, il faisait froid, un froid humide de caverne, on criait pour entendre les échos. Aziz racontait des histoires pour nous faire peur, il disait qu’on pouvait réveiller les morts, il disait qu’il y avait un peuple de fantômes, il les appelait des jennats. Ou bien on allait jusqu’à la mer. On passait par un sentier étroit au milieu de gros tas de pierres, et tout d’un coup on arrivait au rivage, c’était la mer ouverte, il n’y avait pas de barrière de récifs, les vagues déferlaient, c’était beau…»
Suzanne serrait ma main, elle fermait les yeux pour écouter. Nous voguions ensemble sur un radeau, emportés par le flux qui descend à l’envers, qui nous ramène au commencement.
«On ne rentrait pas à midi. Quelquefois, maman envoyait une femme à notre recherche, on entendait la voix aiguë qui criait nos noms, en chantant: " Mayooc! Zaak! Pastoo! " On restait cachés dans les ruines, sans faire de bruit, et la femme revenait bredouille. " Napas trouvé zènezen-là! Napas koné kot fin’allé! " Quand je revenais le soir, j’étais fourbu, j’avais les jambes écorchées par les feuilles des cannes, mon père était furieux, mais maman disait: “Laisse, il a oublié l’heure, c’est tout.”
«Quand c’était le commencement de la coupe, à Médine, c’était une fête, je veux dire, plutôt comme une bataille. On se préparait pendant des semaines, tout le monde attendait. Avec Mayoc, j’allais en haut du Saint-Pierre, à Eau-Bonne pour regarder les champs, c’était comme la mer qui ondulait sous le vent. Ou bien on s’en allait le long des chemins de cannes, pour sentir l’odeur, il faisait très chaud, la terre brûlait la plante des pieds. À Médine, c’était presque tous les ans la première coupe, parce qu’on était à l’ouest et que les cannes mûrissaient plus vite. Il y avait aussi Wolmar, et au nord, La Mecque. Quelquefois ça commençait à Wolmar, ou à Albion, près de Camp-Créole. Il fallait couper à tour de rôle pour que les ouvriers ne manquent pas. Les sirdars réunissaient tout le monde dans la cour de la sucrerie, et les chariots partaient, avec M. Ferré en tête, dans sa carriole tirée par des mulets. Les ouvriers étaient debout de chaque côté de la route, avec leurs longs couteaux, et le chef des sirdars donnait à M. Ferré un couteau, et les ouvriers partaient vers les champs. Quand M. Ferré arrivait aux champs, tout le monde attendait, et personne ne bougeait jusqu’à ce qu’il ait coupé la première canne. Il donnait la canne à un ouvrier qui la jetait dans la charrette, et tout le monde s’en allait dans les champs, et toute la journée on n’entendait que le bruit des couteaux qui coupaient, et les voix des ouvriers qui criaient pour s’avertir, qui aboyaient comme des chiens, aouha! aouha!