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«Moi je courais partout avec les autres enfants, nous suivions les chariots le long des routes. Les femmes étaient habillées avec de grandes robes en haillons, elles ramassaient les cannes et elles les jetaient dans les charrettes. Avec Mayoc et Pasteur, nous mordions dans les morceaux de canne, nous courions dans les champs, et nous aussi nous criions: aouha! aouha! comme les coupeurs. Une fois, Pasteur et moi nous sommes arrivés à un endroit, il y avait un grand Noir au visage sans nez, je crois qu’il avait eu la lèpre, quand il nous a vus il a levé son couteau: “Qu’est-ce que vous foutez? Partez, ti rat blanc!” Je n’ai jamais eu aussi peur de ma vie.»

Suzanne est couchée contre Jacques, la tête appuyée au creux de son épaule. Elle n’a pas lâché ma main, mais je sens qu’elle s’endort. Je vois son visage très doux, un peu enfantin, les cheveux châtain clair relevés en chignon, ses yeux fermés sur la frange de cils épais. À côté d’elle, Jacques est allongé, lui aussi, les yeux fermés, ses cheveux longs flottent dans le vent. Il ne parle plus. Il pense à autre chose, comme s’il était sur une plage, quelque part, pour un voyage de noces. Il me semble que je les ai toujours connus ensemble, qu’ils sont comme mon père et ma mère. Moi aussi je m’allonge sur le sol, je regarde glisser les nuages dans le vent lent. Quand j’appuie ma tête contre l’épaule de Suzanne, je sens sa main légère qui passe dans mes cheveux.

12 juin

Passé une partie de la matinée à classer les découvertes. L’odeur du formol insupportable, obligé de m’isoler dans le bâtiment de l’infirmerie.

Jusqu’à présent j’ai réuni une collection de solanacées et graminées. Dans la vicinité de la Quarantaine, recueilli les «brèdes» (autre signe de la présence humaine): Solanum nodiflmum (brède malgache), nigrum (brède Martin) comestibles. Autres comestibles: Solanum indicum (bringelle marron, c. à. d. aubergine sauvage) et sa variété cultivée, Solanum mebngena, probablement introduite par les premiers colons: fruit de la taille d’une pomme reinette, violet pâle ou tirant sur le noir.

Autres solanacées appréciables: les variétés capsicum (piment sauvage, piment d’arbre) et, à un degré moindre, auriculatum, un substitut du tabac (feuillage pérenne, couvert d’un duvet cendré pourrait avantageusement remplacer le ganjah (ou chanvre indien) importé par le gouvernement pour les travailleurs immigrés). Dans la zone contiguë au départ des récifs, sur le versant sud-est, Lycium physalis, et angulata, solanacées comestibles. Baies en grappes, succulentes ressemblant aux groseilles, jaune orangé, connues dans l’océan Indien sous le sobriquet de Pokepoke.

La mer était presque calme ce matin, d’une couleur que je n’avais jamais vue, verte, bleue, mais comme si la lumière sortait d’elle et rayonnait jusqu’au fond du ciel. C’était si beau que je ne suis pas retourné à la Quarantaine pour boire le quart de thé noir et manger le lampangue de riz séché dans la marmite. J’ai couru le long du rivage vers la pointe du Diamant. La marée était étale, j’étais sûr de trouver Suryavati, en train de marcher le long du récif, sur son chemin d’algues à fleur d’eau, qu’elle est la seule à connaître. Mais le lagon était désert.

Le vent ne soufflait pas, et ça faisait un silence étrange, après toutes ces nuits passées dans la tempête, dans le genre d’un carillon qui sonne pendant des heures et qui cesse tout à coup.

Il faisait déjà très chaud. Le sable blanc entre les laves brillait avec force, dureté. À l’extrémité de la pointe, les oiseaux de mer volaient autour du Diamant. Certains s’étaient posés sur l’étrave noire dégagée par la marée. D’autres planaient autour de moi, des mouettes, des sternes, des fous. Ils criaient, ils étaient presque menaçants. J’ai aperçu aussi les pailles-en-queue, plus nombreux que d’habitude, qui tournaient au-dessus de la mer, en volant lourdement.

Comme chaque matin, j’ai ôté mes vêtements à l’abri d’un rocher et j’ai plongé dans l’eau du lagon, nageant les yeux ouverts au ras des coraux. L’eau était légère, à peine plus fraîche que l’air. J’avais l’impression d’être un oiseau, moi aussi. Non loin de la barrière des récifs, il y a un banc de sable. C’est là que je me suis arrêté, n’ayant rien à craindre des oursins ni des poissons-scorpions.

C’est ici que tout me revient, tout ce que Jacques me disait à Paris, autrefois, et qui est devenu comme ma propre mémoire. La mer au lever du jour, à Anna, l’eau encore froide de la nuit, sur la plage de sable noir. Alors tu nages sous l’eau, sans faire de remous, en étendant les bras loin devant toi et les ramenant le long de ton corps, sans respirer, en écoutant le crissement des vagues qui déferlent… Chaque jour, je me rapprochais de cet instant. La mer à Flic-en-Flac, passé Wolmar, l’estuaire noir de Tamarin. C’était comme si j’avais vécu tout cela, au temps où mon père et ma mère habitaient encore la maison d’Anna. C’est un rêve ancien, que j’ai fait chaque soir, à Rueil-Malmaison, avant de m’endormir. Avec Jacques, je marche le long du rivage, sur l’étroit sentier qui longe la côte au milieu des herbes si hautes qu’elles vous coupent les lèvres. Peut-être qu’il y a les mêmes oiseaux, des cormorans noirs qui rasent l’eau, comme pour nous dissuader de rester. Il me semble que je reconnais leur bec rouge, la lueur méchante de leurs yeux. La mer, dans les échancrures, étincelante, pareille à des lacs de lave. Avant la mer, je m’en souviens, il y a un marécage, des roseaux. On avait dit à Jacques: «Ne va pas par là, c’est dangereux, tu pourrais te perdre. Il y a des sables mouvants.» Tout cela est très loin. Dans le silence, ici, sur le banc de sable blanc où la mer me frôle, je me souviens de tout. Je ne peux plus me perdre. Maman était déjà malade, la fièvre la brûlait chaque soir, la nausée. Moi j’étais dans son ventre, quand elle marchait vers la plage pour sentir la fraîcheur du soir, pour écouter la prière des martins. En février il y a eu un cyclone qui est venu sur la mer, qui a tout ravagé. Une nuit, le vent a traversé la maison de part en part, éteignant les lampes et les torches. Mon père était resté à Port-Louis. À l’aube, il est arrivé à cheval, le long des routes aux arbres déracinés. C’est ce jour-là, après l’ouragan, que je suis né.

Le soleil a cuit ma peau, le sel imprègne mes cheveux, les rend durs, lourds comme un casque. «Tu devrais faire attention», dit Suzanne. Elle ajoute en riant: «Tu es noir comme un gitan, personne ne voudra croire que tu es Archambau.» C’est le sang d’Amalia William qui coule dans mes veines. À Paris, dans l’appartement de Montparnasse, mon père n’avait gardé qu’une photo d’elle, quand elle est venue en France à dix-huit ans, mince et brune, visage ovale et sourcils arqués qui se joignaient comme deux ailes, et les longs cheveux très noirs en une seule tresse qui s’alourdissait sur son épaule.

Sans que je l’aie entendue arriver, Suryavati est là. Debout au milieu du lagon, avec sa longue robe couleur d’eau nouée entre ses jambes, son visage caché par le grand foulard rouge. Elle scrute les creux du récif, à la recherche d’oursins et d’ourites. Elle marche tranquillement, comme si je n’étais pas là. Je suis sorti de l’eau, je me suis rhabillé à la hâte derrière mon rocher. Elle traverse lentement le banc de sable jusqu’au rivage, et quand elle arrive devant moi, elle s’arrête et elle écarte son foulard. Le soleil éclaire son visage lisse, fait briller ses iris jaunes. Elle me paraît plus jeune que l’autre jour, presque une enfant, avec son corps mince et souple, ses bras très longs, cerclés d’anneaux de cuivre. Ses cheveux noirs sont peignés avec soin, divisés sur le front par une raie bien droite.