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Maintenant, elle se tient debout devant moi, contre le soleil. Je ne vois que sa silhouette. L’eau du lagon brille derrière elle. Sur le récif, la mer fait une rumeur rassurante. C’est le premier jour où tout est vraiment calme. Comme j’hésite à lui parler, elle dit simplement: «Vous allez mieux?» Elle a une voix bien claire, je ne me souvenais pas si elle m’avait tutoyé d’abord. J’aime sa voix, sa façon directe. Elle dit:

«Vous habitez dans les maisons?»

Elle montre la direction de la Quarantaine, à l’autre bout de la plage. Je dis oui, et avant que j’aie eu le temps de retourner la question, elle continue:

«Moi, j’habite de l’autre côté, avec ma mère.»

Je croyais qu’elle était de passage, comme nous. Mais elle dit:

«Il y a un an que nous habitons ici. Ma mère travaille pour les gens qui arrivent, elle leur vend les choses dont ils ont besoin. Elle leur faisait la cuisine aussi, mais maintenant elle est tombée malade. Moi je pêche du poisson ou des ourites pour les vendre.»

Je suis tellement étonné de tout ce qu’elle dit que je ne sais quoi répondre. Elle me regarde un instant, puis elle dit, et ce n’est pas une question, simplement elle se parle à elle-même:

«Vous, vous allez bientôt partir pour Maurice.»

Elle recommence à marcher sur le récif, son harpon à la main. Comme l’autre jour, j’essaie de marcher sur ses traces. Mais les algues cachent le chemin, et les reflets m’aveuglent. Suryavati est déjà loin, au bout du récif. J’ai manqué plusieurs fois tomber dans l’eau, et les pointes du récif ont rouvert ma plaie sous le gros orteil. Il ne me reste plus qu’à revenir sur le rivage. Je me suis assis sur un rocher et je regarde la jeune fille qui pêche au milieu du lagon. J’attends.

J’attends si longtemps que le soleil redescend vers l’autre versant du ciel et disparaît derrière des nuages. La marée commence à monter. Les oiseaux tourbillonnent autour du récif. C’est le moment où les poissons sortent de leurs trous, le bon moment pour pêcher l’ourite: je vois Surya qui enfonce le harpon dans les trous du récif, puis qui décroche les poulpes et les fourre dans son panier. Le grondement des vagues résonne dans le socle de l’île, l’eau du lagon devient sombre, traversée de veines noires. C’est le signal qu’il faut retourner en arrière. La jeune fille suit le récif vers la rive, elle marche au milieu des vagues. Sa robe dessine son corps, ses cheveux flottent dans le vent. Je crois que je n’ai jamais vu personne comme elle, elle ressemble à une déesse. Mon cœur bat très fort, les yeux me brûlent. C’est comme si j’étais avec elle sur le récif, et que je sentais le nuage des embruns sur ma peau, sur mes lèvres, jusqu’au fond de mon corps les coups des vagues sur le mur de corail.

Quand la jeune fille arrive sur la plage, elle me regarde brièvement sans rien dire. Contre la lumière, son visage est presque noir, sans expression, ses cheveux ont un reflet de cuivre. Je ne comprends pas pourquoi, je ne peux pas bouger. Comme dans un rêve, je ne peux que regarder, assis sur mon rocher, un peu de côté, pareil à un oiseau curieux.

À travers les broussailles, venus de l’autre versant de la pointe, des enfants accourent. Ils crient: «Surya! Surya-vaaati!»

Puis ils m’aperçoivent et s’arrêtent un instant au bord de la plage, effrayés, mais riant tout de même et se parlant à voix basse. Ils doivent juger que je ne suis pas dangereux, parce qu’ils courent à nouveau vers la jeune fille et l’entourent. Ils regardent tandis qu’elle sort les ourites de son panier et les retourne, puis les lave à l’eau de mer. Ensuite elle les accroche au bout de son harpon et les garçons s’en emparent comme d’un trophée. Elle ne m’a pas regardé, elle n’a pas fait un geste vers moi, et moi je n’ai pas essayé de la suivre.

Je suis brûlant de soleil. J’ai marché en titubant jusqu’à la Quarantaine. Je suis retourné à mon monde, là où j’appartiens. Je n’ai pas écouté les questions de Suzanne ni les vagues reproches de Jacques. Dans la baraque étroite, l’air est surchauffé, suffocant. Je me suis couché à même le sol, la tête appuyée sur le bloc de lave qui sert de tabouret. Les yeux grands ouverts dans la pénombre, j’ai rêvé aux nuages qui s’amoncellent. J’ai souhaité l’arrivée de la pluie.

15 juin

Depuis trois jours que règne l’accalmie, la fièvre s’est emparée des habitants de l’île. On attend à chaque instant le signal de l’arrivée du schooner, la trépidation de ses machines et son coup de sirène. Il y a une sorte de gaieté feinte dans la Quarantaine. Dès le lever du jour, Jacques emmène Suzanne à la plage, sur le môle face à Gabriel. Elle ouvre son parapluie noir et ils s’abritent du soleil, assis dans le sable, comme s’ils étaient en vacances, quelque part en Angleterre ou en Bretagne.

Quand j’ai voulu retrouver mon poste d’observation, en haut du volcan, près du phare, j’ai eu la désagréable surprise d’y trouver le Véran de Véreux, en compagnie de son inséparable Bartoli. Julius Véran avait installé une sorte d’auvent fait d’une toile retenue par de lourdes pierres, et, muni d’une lunette d’approche, il scrutait l’horizon impeccable, où les sommets de Maurice pour la première fois étaient entièrement libres de nuages, et l’ourlet blanc du rivage apparaissait clairement.

Malgré le peu de goût que j’ai pour sa compagnie, je suis resté un long moment au bord du cratère, à regarder l’île mère. Jamais elle ne m’avait semblé plus proche, plus familière, grand radeau de verdure et de douceur posé sur la ligne de l’horizon. Je sentais mon cœur battre plus fort, l’enthousiasme remplir mon corps, une ivresse, comme quand, après avoir marché pendant des heures, on reconnaît tout d’un coup les abords du lieu vers lequel on se dirige, qu’on est sur le point d’atteindre. Je crois que j’ai même agité mes bras, comme un naufragé, comme si quelqu’un pouvait me voir, des yeux amis, et qu’un bateau glissait lentement à notre rencontre.

«Ils ne vont pas venir tout de suite, a commenté Véran. Ils attendront le jusant, cet après-midi.» Il était debout à côté de moi, il avait une expression presque amicale. Même Bartoli, d’ordinaire si taciturne, avait l’air joyeux.

Je les ai laissés tous les deux à leur poste de vigie, et je suis redescendu vers les bâtiments de la Quarantaine. Au fur et à mesure que je dévalais le sentier, entre les blocs de basalte, face au soleil brûlant, je sentais une impression étrange, comme si de l’espoir naissait une inquiétude, une tache sombre, un frisson. C’était cela, sans doute, qui faisait battre mon cœur plus vite. Je n’avais pas compris. Je croyais que l’instant de la délivrance approchait, et maintenant c’était l’image de Suryavati qui dansait devant mes yeux, pareille à une flamme, pareille à un mirage sur l’eau lisse du lagon, née des vagues qui déferlaient sur la barrière de corail, et que j’allais perdre pour toujours.

Je courais à travers les broussailles, pieds nus sur les laves coupantes sans ressentir la douleur, et quand j’approchais du rivage il n’y avait personne, la longue plage éblouissante était vide. Tout le monde avait quitté les bâtiments de la Quarantaine pour guetter l’arrivée du schooner à la baie des Palissades. Seule la petite maison de l’infirmerie, près du môle, était gardée par le vieux passeur. Lui n’attendait rien ni personne. À l’intérieur de la pièce surchauffée, le quartier-maître Nicolas et M. Tournois étaient couchés sur leurs grabats, le visage gonflé par la montée de la fièvre, les yeux fixes, la bouche ouverte respirant avec difficulté.

J’ai espéré trouver Suryavati sur la plage, revenant de sa pêche quotidienne. Le vent avait cessé, le soleil aveuglait dans un ciel trop bleu. J’allais entre les broussailles, je cherchais le chemin par lequel elle venait, sa trace dans le sable. Puis je retournais vers la plage, comme si tout d’un coup elle allait apparaître le long de la courbe du récif, au milieu du lagon. La réverbération de la lumière me donnait la nausée, le vertige. J’avais la gorge serrée. Dès que le bateau de Maurice serait là, tout le monde partirait, disparaîtrait au gré des services d’immigration. Tout serait fini.