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C’était elle qui avait gardé tous les livres. Lorsque mon grand-père est retourné à Maurice pour la dernière fois, en 1919, pour le règlement définitif après la mort d’Alexandre, elle lui a demandé de ramener tous les livres. Pour la plupart c’étaient ceux qu’Antoine avait collectionnés à Paris dans sa jeunesse, et qui après son départ étaient restés dans le pavillon de la Comète (ainsi appelé parce qu’il avait été construit lors du passage de la grande comète en 1834 et portait au pinacle un bois gravé orné du fameux météore), dans trois grandes bibliothèques d’acajou. À tous les recueils de poésie et aux traités de philosophie et récits de voyages, elle avait ajouté ses propres livres, les poètes qu’elle aimait, Shelley, Longfellow, Hugo, Heredia, Verlaine. Parfois, elle me lisait des poèmes. Elle avait une voix douce et chaude qui contrastait avec le timbre grave de mon père. Ma mère aimait bien l’écouter. Elle disait que Suzanne aurait dû être actrice. Le poème qu’elle préférait était Fata Morgana de Longfellow.

O sweet illusions of Song That tempt me everywhere, In the lonely fields, and the throng Of the crowded thoroughfare!..

Je n’ai pas oublié. Un jour, après m’avoir lu: «Il pleure dans mon cœur comme il pleut sur la ville», elle m’a raconté ce qui s’était passé ce soir-là, rue Saint-Sulpice, quand Amalia était morte, et que mon grand-père était entré dans la taverne. C’était le soir, il faisait nuit, il pleuvait peut-être. Je ne suis plus très sûr des détails, il me semble que j’ai rêvé tout cela, que j’y ai ajouté mes propres souvenirs — contrairement aux recommandations de ma grand-mère. La première fois que je suis venu à Paris, avec ma mère, quittant Lorient pour retrouver mon père démobilisé après la guerre, c’était la même époque, la même ville dévastée, les rues noires piquées de pluie, quelque chose de sombre et de pauvre, l’odeur des poêles où les vieux emmitouflés brûlaient ce qu’ils pouvaient, des planches, des papiers, de la poussière de coke.

Parfois il me semble que c’est moi qui ai vécu cela. Ou bien que je suis l’autre Léon, celui qui a disparu pour toujours, et que Jacques m’a tout raconté quand j’étais enfant. Le bistrot chauffé, enfumé, l’odeur âcre du tabac et le parfum poivré de l’absinthe. À neuf ans, cela devait être comme de franchir la porte de l’enfer.

Le Major a conduit Jacques jusqu’à une table, au fond du café. C’est un endroit où on mange de la soupe aux haricots, du pain, où on boit des bolées de vin chaud. La plupart des habitués sont des étudiants du Quartier latin, des carabins, ou des artistes qui vivent dans les ateliers, du côté de Montparnasse, rue Falguière. Il doit y avoir aussi des sortes de clochards, de jeunes vagabonds habillés en cosaques, des filles perdues, mais ça n’est pas pour inquiéter l’oncle William, un drôle d’endroit tout de même pour laisser un jeune garçon, même s’il gèle à pierre fendre. Le Major est un libre-penseur, un anticlérical. Il n’a consenti au mariage de la fille adoptive de son frère que parce que Antoine ne ressemblait pas aux grands mounes de Maurice, égoïstes et conformistes.

Antoine a épousé Amalia sans réfléchir. Il était amoureux de cette belle fille si brune, exotique, rencontrée sur le bateau, qui allait en France pour suivre des cours de préceptrice. Une Eurasienne, portant un nom anglais de surcroît. Quand ils sont rentrés à Maurice pour s’installer dans la maison d’Anna, dans le pavillon remis à neuf de la Comète, Amalia a mesuré tout de suite son erreur. Elle a tenu près de dix ans, parce que Antoine s’entêtait, refusait de comprendre. Il croyait qu’il avait encore des droits, qu’il pouvait décider, choisir, s’imposer à son frère. Il avait déjà tout perdu sans le savoir. La sucrerie était hypothéquée, les pour-cent des récoltes à venir ne suffiraient pas à payer les dettes. Amalia a dû comprendre tout de suite, parce que son instinct l’avait avertie que personne ici — surtout pas Alexandre et les membres de l’Ordre moral — ne pardonnerait à Antoine sa légèreté, son insouciance. Elle n’avait pas sa place dans cette société. Quand ils sont repartis pour l’Europe, Léon nouveau-né, Antoine pouvait bien croire qu’un jour il reviendrait. Mais elle a su que c’était pour toujours. Comme si elle sentait déjà en elle le froid de la mort.

Tout cela, je ne l’ai compris que longtemps après, quand Suzanne n’était plus là pour me raconter des histoires. Jacques assis seul à la table, au fond du bistrot, regardant de tous ses yeux. C’est étrange de penser que de l’autre côté du carrefour il y a le magasin de bondieuseries où le Major est en train de choisir une couronne pour Amalia. Lorsqu’il revient, on a apporté sur la table l’écuelle de soupe aux haricots et les bols de vin chaud. Le Major est très grand, très fort, basané comme un gitan. Ce soir-là il doit aimer particulièrement l’atmosphère du bistrot, les cris, les voix braillardes des poètes alcooliques, les quolibets et les blasphèmes des carabins. Il montre à Jacques un homme attablé de l’autre côté de la salle, un petit monsieur replet, un peu chauve, portant une barbe soignée, et qui fume une longue pipe. «Tu vois? Cet homme, là, c’est Paul Verlaine, un grand poète.» C’est alors que la porte du café s’ouvre avec violence, et apparaît sur le seuil un jeune homme, un jeune garçon, au visage d’enfant. Il est grand, il a une expression brutale, son regard est troublé par l’alcool. Debout sur le seuil, il crie des insultes, des menaces, il provoque l’assistance comme un lutteur de foire, en brandissant ses poings. Deux garçons du café veulent le jeter dehors, mais il les repousse, les frappe. Jacques est effrayé, il se serre contre le Major, pour faire de lui un rempart. La folie trouble le regard du jeune garçon debout devant la porte, les éclats de sa voix retentissent dans le silence de la salle. Puis le monsieur barbu qui était attablé en face d’eux se lève. Il est vêtu d’un long pardessus élégant et porte une lavallière d’une taille exagérée. Il marche tranquillement jusqu’à la porte, il parle au jeune garçon. Personne n’entend ce qu’il lui dit, mais il réussit à le calmer. Il le prend par le bras et ils sortent ensemble dans la nuit. Avant de sortir, le garçon s’est retourné. Ses cheveux sont en désordre, sa veste est décousue à l’emmanchure. Il promène encore une fois sur l’assistance son regard étroit, menaçant, puis les deux hommes s’éloignent, il ne reste que la bouffée d’air glacé qui court un instant dans la salle. «Qui est-ce? a demandé Jacques. — Lui? Rien, juste un voyou.» Je suis certain que c’étaient les mots de ma grand-mère Suzanne, quand elle avait parlé de Rimbaud: un voyou. Mais plusieurs fois elle m’a lu les vers qu’avait écrits le voyou, une musique étrange que je ne comprenais pas bien, trouble comme le regard qu’il promenait sur la salle du bistrot.

L’été 80, la semaine qui a précédé mon envol vers Maurice, j’ai cherché le bistrot où mon grand-père avait vu le voyou. À l’angle de la rue Madame, il y a bien un magasin d’articles religieux, au-dessus duquel le Major William avait loué son appartement. Sur le trottoir d’en face, un peu avant l’angle, j’ai repéré une boutique vétusté, désaffectée, avec une porte basse et ces anciens volets d’une pièce qu’on accroche aux fenêtres chaque soir. J’ai voulu que ce soit le marchand de vin où le Major avait emmené mon grand-père, le bistrot malfamé où ce soir-là Verlaine avait rendez-vous avec Rimbaud. Durant toute cette première semaine de juin, j’ai marché dans les rues de Paris comme je ne l’avais pas fait depuis mon adolescence. Le temps était délicieux, un ciel léger où couraient les nuages. Les femmes étaient en robes d’été, les terrasses des cafés débordaient.