J’ai même crié, de toutes mes forces, comme les enfants l’autre jour: Suryavaaati! C’était un nom magique qui pouvait tout arrêter, qui pouvait faire durer éternellement l’instant où j’avais vu la jeune fille debout sur le récif comme si elle marchait sur l’eau.
Les oiseaux bouillonnaient autour du Diamant. Les pailles-en-queue étaient sortis de leurs trous dans l’îlot Gabriel, ils volaient en grands cercles au-dessus de la mer ouverte, et de temps en temps plongeaient en se laissant tomber comme des pierres. La marée montait rapidement. J’ai compris que Surya ne viendrait pas. Les vagues cognaient le socle du récif, avec de grands jets de vapeur irisée. Le vent a recommencé à souffler, une brise, qui suivait le mouvement des vagues. L’eau du lagon s’est troublée. Tout près du bord j’ai vu passer une ombre rapide, pareille à un chien du fond de l’eau. C’est tazor, le barracuda qui est le maître du lagon. Surya n’a pas peur de lui, mais le vieux Mari m’a dit qu’il mord ceux qu’il ne connaît pas.
C’est Jacques qui est venu me chercher. Il s’était habillé pour le grand départ, veste grise, gilet et cravate, son panama décabossé et pieds nus dans ses souliers noirs qu’il avait enfilés à la hâte. Il était agité, anxieux.
«Viens, que fais-tu ici? Il reste une chance de s’en aller aujourd’hui.»
Comme je le regardais sans comprendre, il a crié presque.
«Le bateau des services sanitaires est à Palissades. Il faut discuter avec l’officier, il faut qu’ils nous emmènent. Il faut qu’ils voient que tu n’es pas malade.
— Et Suzanne?
— Elle est déjà là-bas, avec Véran et Bartoli. C’est elle qui m’a dit où tu étais, je croyais que tu étais parti avant nous. Qu’est-ce que tu fiches ici?»
J’aurais eu du mal à lui dire ce que j’attendais. Il me tirait par le bras, j’ai dit:
«Et les autres?»
Il n’a pas eu l’air de comprendre tout de suite, puis c’est revenu.
«Je vais m’en occuper. La première chose, c’est de sortir d’ici. Après, à Maurice, tout s’arrangera, je ferai intervenir Alexandre. Mais tant qu’on est ici, on ne peut rien faire.»
C’est la première fois qu’il parle du Patriarche autrement que comme de l’ennemi absolu. Derrière ses lunettes, ses yeux sont mobiles, inquiets, il se retourne pour regarder vers le volcan, pour guetter des signes.
«Viens-tu, à la fin? Je ne peux plus t’attendre!»
Il s’est mis à courir à travers les broussailles, dans la direction de la baie du volcan. Il était déjà loin, il s’est retourné:
«Léon! Viens!»
Jacques avait ramassé à la hâte ses affaires. J’ai pris à mon tour mon sac, contenant le livre de poésie de Suzanne et mon cahier de dessin.
Sur le chemin du volcan, Jacques parlait nerveusement de ce qui se passait de l’autre côté.
«On est au bord de l’émeute. Il faut faire vite avant que ça ne tourne mal. Les immigrants sont tous sur la plage. Je n’aurais jamais cru qu’ils étaient aussi nombreux. Ils ont compris que le bateau ne venait pas pour eux, ils sont furieux. Ils sont prêts à sauter à la mer pour prendre la chaloupe à l’assaut.
— Mais le schooner ne doit pas venir?
— Je ne sais pas. Je n’ai pas envie de l’attendre.»
Jacques recommence à courir le long du chemin. Il est essoufflé. Il porte sa mallette de médecin et le sac de voyage de Suzanne. Nous traversons le vieux cimetière, en sautant par-dessus les tombes ruinées. Jacques s’arrête un instant pour reprendre son souffle. Il a un point de côté qui le fait grimacer.
«Ils sont restés au large, personne n’est descendu. Tu comprends? Ils ne veulent pas nous prendre. Ils ne veulent prendre personne. Il faut que tu sois là, qu’ils nous voient tous ensemble.
— Mais pourquoi?»
Je crie moi aussi, je suis hors d’haleine, j’ai les jambes griffées par les broussailles. Tout d’un coup, je me rends compte que je suis pieds nus: j’ai oublié mes chaussures à la Quarantaine. Je veux retourner, mais Jacques crie:
«Laisse, on n’a plus le temps, tu en achèteras d’autres à Port-Louis.»
Sa voix est tendue, méconnaissable. Maintenant je me rends compte de ce qui se passe là-bas, à Palissades, une fureur collective.
Je franchis l’arête qui sépare les deux versants de l’île, et je suis immobilisé par ce que je vois: tout le long de la baie des Palissades, la foule est massée. La plupart sont groupés autour de l’embryon de jetée à laquelle les coolies travaillent chaque matin, et se tiennent en équilibre sur les blocs de lave. D’autres se sont avancés sur les grandes plaques de basalte, dans la mer jusqu’à mi-corps malgré les vagues qui déferlent. À gauche de la baie, près du toit de palmes qui sert de dépôt, les voyageurs européens attendent debout sur la plage. Suzanne s’est mise à l’abri du toit, appuyée contre un des poteaux d’angle. Elle est tournée vers nous, elle nous attend. Elle ne fait pas un geste, mais je sais qu’elle a vu Jacques qui descend en courant le chemin vers la baie.
La plage n’est pas assez grande pour contenir tous les immigrants. Beaucoup sont dans les taillis, au fond de la baie, accroupis sur leurs talons. Les femmes sont venues avec leurs parapluies noirs, leur seule fortune. Ils ont abandonné les travaux et les champs, ils ont pris à la hâte quelques affaires dans les maisons collectives, et ils sont là, ils regardent le garde-côte, un petit vapeur qui tourne sur son ancre à quelques encablures de la rive. Personne ne parle, tout est très silencieux, à part le bruit régulier de la machine, et de temps en temps, un cri d’enfant, une voix qui appelle. Même les chiens se sont tus. Ils sont couchés le nez dans la poussière, devant les maisons vides, comme s’ils attendaient eux aussi qu’il se passe quelque chose.
Sur la plage, non loin des passagers de l’Ava, j’aperçois des ballots échoués, des tonneaux d’huile, des caisses qui ont été flottés jusqu’au rivage. Personne ne s’est occupé de les tirer au sec et les vagues qui déferlent les recouvrent d’écume, les reprennent et les rejettent plus loin. Il semble que l’officier de bord n’ait pas voulu prendre le risque d’un débarquement, soit qu’il juge la mer trop forte pour sa yole, soit qu’il craigne d’être assailli par les immigrants. En m’approchant, je me rends compte qu’une partie de l’équipage est armée, les hommes sont debout sur le pont, ils portent les lourds fusils Schneider de l’armée des Indes.
Jacques est loin devant moi, déjà sur la plage. Comme je recommence à descendre la pente, entre les blocs de roche brûlée, j’entends une clameur qui emplit toute la baie des Palissades. C’est un cri général d’angoisse et de colère, qui s’enfle et redescend, reprend encore, parcourt toute la plage, de bouche en bouche, poussé par les hommes, par les femmes, tantôt grave, tantôt strident. Je n’ai jamais rien entendu de tel. Un frisson passe sur tout mon corps, parce que c’est aussi un chant, une musique, un cri de colère et une plainte. L’officier de santé qui attendait sur le pont au milieu des hommes — et qu’on distingue très bien à la blancheur éclatante de son uniforme — vient de décider d’appareiller. Les marins hissent l’ancre le long de l’étrave, et l’officier est entré dans le château arrière pour faire remettre la machine en marche. Le grondement des machines se répercute dans la baie. C’est ce bruit et la vue du panache de fumée noire qui ont déclenché le cri de colère des immigrants. Ils ont compris que le garde-côte repartait, qu’il nous abandonnait tous à notre sort.