Quand j’arrive sur la plage, la cohue est incroyable. Les hommes courent dans tous les sens, en proie à un désespoir furieux. Ils ont abandonné leurs sacs, leurs biens, ils vont jusqu’au rivage, entrent dans la mer malgré les vagues, crient des imprécations. Les arkotties et leur chef, le sirdar Shaik Hussein, ont disparu. Ils ont dû se réfugier dans les rochers, au-dessus de la baie. Personne ne peut contenir la colère de la foule. Ces hommes que j’ai vus si doux, marchant en files régulières, courbés sous le poids des paniers de cailloux qu’ils transportaient jusqu’à la digue, semblent possédés. Certains ont été jetés à terre, le visage en sang. Les femmes et les enfants terrorisés tentent de fuir vers les maisons du village coolie et sont repoussés en arrière par des hommes armés de gourdins et de coupe-coupe. Au fur et à mesure que j’approche de l’endroit où les passagers de l’Ava se sont réfugiés, je sens l’inquiétude qui serre ma gorge: de là où je suis, je ne peux voir que la masse compacte de la foule, qui bouge dans un mouvement tournant dont le toit du dépôt est le centre. Les cailloux pointus qui jonchent le sable ont rouvert la blessure de mon pied droit, et j’ai du mal à avancer. Tout d’un coup, dans une ouverture, j’aperçois Jacques. Son visage est crispé par la peur et par la colère. Lui aussi crie, montre le poing. Il tient Suzanne par la main et tente de revenir en arrière, mais la foule est trop dense et les repousse vers le rivage. Ils sont un instant debout tous les deux dans l’écume, le dos aux vagues qui déferlent. Les autres passagers de l’Ava ont disparu, John et Sarah, Bartoli et Julius Véran. Ils ont eu sans doute le temps de fuir vers l’escarpement du volcan. Je cherche aussi des yeux Suryavati, j’essaie d’apercevoir sa silhouette, son visage. Mais il n’y a autour de moi que des fugitifs, des jeunes gens qui courent presque nus, les yeux brillants de folie. Près du chantier de la digue, il y a un groupe de femmes. Certaines ont leurs valises et leurs paquets posés à côté d’elles, leurs bébés à cheval sur leur hanche, comme si elles allaient réellement prendre un bateau et s’en aller très loin. Surya n’est pas avec elles. Je pense qu’elle a dû rester avec sa mère, dans le quartier des parias, à l’autre bout de la baie. C’est tout à fait impossible d’aller jusque là-bas. Comme j’hésite, louvoyant entre les gens qui courent, j’entends la voix de Suzanne qui m’appelle. En un instant je suis dans la mer. Jacques et moi faisons un rempart de nos corps, et nous avançons tête baissée vers le bout de la plage, manquant glisser sur les dalles de basalte. Ici du moins nos agresseurs ne peuvent pas nous entourer.
Il y a toujours la même clameur dans la baie des Palissades, mais plus sourde, maintenant, plus confuse, les voix qui crient, appellent, menacent en même temps. De jeunes garçons, aux corps luisant de sueur et d’eau de mer, vêtus seulement d’un pagne, courent dans l’eau autour de nous, nous invectivent, jettent des pierres dans la direction du garde-côte qui s’éloigne. En me retournant, je vois les silhouettes debout sur le pont, ils ne sont plus que des ombres contre le soleil. Les rafales de vent dispersent la fumée. Déjà on n’entend plus la trépidation des machines, et le bateau plonge dans les creux, roule dans la houle. L’instant d’après, il disparaît derrière la pointe du volcan.
Le fracas des vagues recouvre les voix humaines. Les jeunes gens qui étaient autour de nous sont bousculés par les paquets de mer, ils sortent de l’eau et retournent vers le haut de la plage. J’entraîne Suzanne vers notre seul refuge, le chaos de basaltes à la base du volcan, là où coule le ruisseau d’eau douce. Tandis que nous escaladons les rochers, je vois le visage de Jacques en sang. Il a été touché par un des cailloux lancés par les garçons. La pierre l’a frappé au-dessus de l’œil gauche, cassant un des verres de ses lunettes. Nous arrivons sur le versant sud du volcan à temps pourvoir le garde-côte qui s’éloigne rapidement sur la mer verte, tirant derrière lui sa yole vide qui titube dans son sillage.
Le 15
Trouvé ce matin une colonie de Colubrina, sur terrain découvert. La feuille longue d’un demi-pied, effilée, l’apparente sans doute à la variété polynésienne, accidentelle (importée peut-être par les boucaniers).
Profité de l’incursion vers Palissades pour identifier les palmes. Hyophorbe, de la variété amaricaulis, parente du palmiste, mais non comestible, me semble-t-il.
Près du village, les lataniers (environ 50 pieds) avec fleurs caractéristiques, axillaires et branches disticheuses, chaque branche recouverte d’une spathe tronquée oblique.
Identifié (de loin, à la lorgnette) quelques spécimens d’agave américain, sans doute tentative d’implantation due aux premiers occupants, pour raison médicinale.
Aucune trace d’arbre à pain, qui serait utile pour la Quarantaine.
16 juin
L’émeute a duré toute la nuit. Nous étions couchés dans la maison de la Quarantaine, Suzanne et Sarah Metcalfe au fond, Jacques, John et moi veillant à tour de rôle. Par instants le vent apportait des cris aigus, de l’autre côté de l’île, ou des bruits de pas dans les fourrés alentour. Les chiens hurlaient sans arrêt. Il y avait une odeur âcre de fumée. Je croyais entendre le crépitement des flammes tout proche. Je suis sorti, j’ai fait quelques pas vers la rive. La nuit était noire, fermée par les nuages, mais j’ai vu la lueur des incendies, une tache rouge qui vacillait au-dessus des arbres. Bartoli et le Véran de Véreux ont passé la nuit dans le cratère. Véran a même exhibé complaisamment une arme, un vieux revolver d’ordonnance qu’il avait caché dans ses affaires, que Jacques le soupçonne d’avoir volé sur le cadavre d’un fédéré. Est-ce avec cela qu’il espérait contenir l’insurrection?
La révolte s’est calmée à l’aube. Elle a cessé comme elle avait commencé, sans raison, peut-être simplement parce que cette nuit de folie avait consommé toutes les forces.
Véran et Bartoli sont revenus. Ils ont raconté que les Indiens rentraient dans les maisons pour dormir. Quelques huttes de parias avaient brûlé autour de Palissades. Plus tard, nous avons appris ce qui s’était passé, les jeunes gens ivres qui sont entrés dans la maison d’une prostituée du nom de Rasamah et l’ont violée. Alors l’émeute s’est arrêtée, dans cette scène de violence vaine et inévitable comme un meurtre rituel. Shaik Hussein a fait enfermer les coupables dans la cabane où nous avions dormi le soir de notre arrivée.
Je suis resté auprès de Suzanne. Les événements d’hier soir ont déclenché une crise de paludisme, et elle grelottait. Il y avait un conciliabule devant la maison, auquel participaient deux envoyés de Shaik Hussein. J’ai entendu des éclats de voix, Jacques qui disait: «Et pour l’eau? Qui est-ce qui s’occupera d’eux, où vont-ils loger?» Véran parlait des citernes, d’un abri provisoire. J’ai compris qu’il voulait isoler nos malades, envoyer Nicolas et M. Tournois. Jacques est indigné. C’est lui qui a parlé des Indiens que les Anglais ont oubliés sur Gabriel en 1856, et Véran est prêt à envoyer ces gens à la mort, pour pouvoir continuer son voyage. J’entends Véran parler de l’urgence. Il répète une phrase absurde et creuse: «C’est une question de vie ou de mort.» Il est surexcité, véhément. Puisque tous ne sont pas d’accord, on votera. Les arkotties sont debout, un peu à l’écart. Ils ne disent rien. Ils ne comprennent pas la discussion entre Jacques et Véran, mais ils sont ici pour emmener Nicolas et M. Tournois. Il y a quelque chose de sinistre et de grotesque à la fois dans cette scène, comme si nous assistions au jugement des malheureux couchés sur leurs grabats dans l’infirmerie.